Les vaincus racontent leur histoire : plaidoyer pour une conservation des récits minoritaires
À l’ère du masculinisme décomplexé, des courants fascistes et de l’hyperimpérialisme, archiver les récits des personnes minorisées est une nécessité. Mais comment faire valoir leur importance et mieux les préserver ? Rencontre avec les passeur·se·s de mémoire qui tentent de garantir la survie et la circulation de ces témoignages.
Comment faire résonner nos voix ? Comment conserver les mémoires des minorités sexuelles, de genre et de race dans un monde de hiérarchisation des corps et de tentatives d’effacement quasi systématique des marges, quelles qu’elles soient ? Quelles places laisser à nos archives ? Ce sont les multiples questions que je me pose quand j’intègre le projet féministe et queer Jouïr Podcast, en 2020. À l’époque, cette archive sonore questionnant l’impact du patriarcat sur nos corps me bouleverse.
Avec mon binôme de travail, nous avons pour simple mission de réaliser des ateliers d’initiation au podcast pour parler d’intimité, de corps, de sexualité et de genre à différents publics. Mais je suis rattrapée par la charge politique d’une telle initiative. Alors que les mois passent et que je me professionnalise, je perçois Jouïr comme le doux réceptacle de nos récits minorés, comme vecteur de circulation de la parole, de transmission et de partage des vécus. Les témoignages recueillis sont la plupart du temps puissants, alors même que nous passons par le jeu pour nous initier à la radio. Je me souviens de personnes évoquant du bout des lèvres des rapports de domination au travail à cause de leur genre, de très jeunes filles évoquant les violences conjugales dont elles sont victimes et qu’elles doivent taire à leur famille, d’ateliers sur la traite humaine de jeunes femmes nigérianes vers la France, d’autres prenant conscience de leurs orientations sexuelles au fil de nos discussions, chacun trouvant en Jouïr un espace de soutien.
Faire trace
Je comprends alors le pouvoir du son pour refaire corps, pour faire trace. Je comprends l’importance de la voix et de la radio comme outil d’émancipation, de luttes pour faire bouger les lignes de nos sociétés. Avec Constant Léon, artiste auteur et cofondateur de Jouïr Podcast, nous nous sommes régulièrement posé la question de la nécessité de passer par la voix pour retrouver du sens. « Celle-ci permet d’intégrer les corps dans l’archive minoritaire, avec une économie par rapport à l’image. Il y a des choses qu’on peut dire à l’oral qu’on ne pourra pas écrire dans un texte. Il y a une nuance, mais surtout dans un contexte comme le nôtre – la montée des fascismes en Occident –, il y a des doubles sens que l’on percevra à l’oral et pas ailleurs », introduit-il. Pour d’autres, comme les instigatrices de la maison d’édition Shed publishing Lydia Amarouche et Laura Boullic, portant un projet décolonial et anti-impérialiste, la matérialité du livre permet une plus grande circulation et diffusion de la pensée en temps de crise. « J’ai testé plusieurs formats d’expression, comme la création sonore ou le documentaire et j’ai fini par penser que le livre était un bon médium pour avoir un impact sur le réel et la pensée », explique Lydia. Pour le chercheur, auteur et militant Cy Lecerf Maulpoix, les mémoires minoritaires émanent d’une simple conception historique et peuvent prendre la valeur des objets du quotidien. « Contrairement à une définition plus restreinte de l’archive, liée à l’histoire de l’administration, j’aime l’élargir à celle des traces, aux pratiques, aux chants, aux objets conservés et transmis par les proches et les communautés », souligne-t-il, avant de poursuivre : « J’inclus donc les objets, un certain nombre de choses qui ne sont parfois pas considérées comme archives par les archives institutionnelles et rejetées comme telles. C’est assez proche de ce que Patrick Chamoiseau propose à la suite d’Édouard Glissant, en parlant de traces mémoires. Ce sont toutes ces marques du passé encore vibrantes qui regardent et activent notre présent. »
Une posture affectée
Quand je relis ces mots, je perçois cette proximité, cette intimité que l’on tisse avec les archives minoritaires lorsqu’elles nous traversent. Je me souviens d’ateliers radio où je n’ai pu cacher mes larmes tant la brutalité et la violence des vécus des participant·e·s me heurtaient. Je me rappelle aussi avoir pris part à certains échanges enregistrés pour, à mon tour, faire corps avec l’archive sonore que l’on co-construisait. Je me suis vue m’épancher sur le racisme que j’ai pu subir dans des sphères intimes et extimes. Sur le poids du rejet quand on ne fait pas partie des classes dominantes. Lors de notre discussion, Cy m’a alors parlé de la posture affectée dans son rapport aux archives, notamment celles qu’il a consultées pour la rédaction de son livre Écologies Déviantes (Cambourakis, 2021), dans lequel il engage une réflexion sur les luttes contemporaines en nous confrontant à différents espaces et à des figures militantes effacées des récits dominants. « Je ne crois pas à la neutralité du rapport à l’archive. Puisque celle-ci se constitue avec le regard qu’on lui porte, elle est toujours chargée des questions et des affects qui nous traversent, explique-t-il. Un grand nombre de figures historiques et militantes qui m’ont intéressé ont été des sortes de miroirs que j’ai eu envie de me tendre. » Ce lien à l’archive, au poids des paroles recueillies, est partagé par Laura Boullic. « Il faut se laisser traverser. Mon envie de travailler ces questions, ces récits, ces archives, et d’être confrontée à ces voix, c’est plus un cadeau que je me fais. En me laissant traverser, je ne suis plus jamais la même et je suis en capacité de transmettre à mon tour ce que l’on m’a partagé. »
Déplacer, faire collectif et transmettre
Derrière cette dimension affective qui peut nous relier à certaines mémoires de la marge, il y aussi toute la charge collective qui se retrouve dans les différents projets énoncés. « On a choisi de conserver Jouïr Podcasts parce que nous avions un historique administratif, une archive. Mais c’est aussi une plateforme qui permet aux militant·e·s et aux activistes de prendre conscience de cette mémoire. Elle permet aussi d’être une plateforme de rencontre, de lien, ou une manière de sortir de la précarité pour quelques mois », signale Constant Léon. Qu’il s’agisse de Jouïr Podcast, de Shed publishing ou des recherches de Cy, il est toujours question de groupe, de communauté, mais aussi de transmission par des ateliers, l’arpentage d’ouvrages, des rencontres et même des spectacles. « Nous avions l’envie que Shed publishing ne soit pas cantonnée à la librairie, mais que ce soit un espace de discussion, de rencontres, de création de moments autour des livres », énonce Lydia. « On essaie de déconstruire un peu la posture de l’éditrice, de ne pas juste avoir une personne qui écrit et un texte qu’il ne faut pas toucher. Je ne pense pas que ce soit possible d’avoir un bon texte si on est seule dedans, poursuit Laura. Mais c’est aussi la solidarité et la mutualisation des ressources qui permettra de fixer nos voix dans le temps et l’espace. » « La mise en réseau entre différentes initiatives est hyper importante. La manière dont peut s’opérer une mutualisation des ressources entre les différents centres d’archives minoritaires, je trouve ça très fort. L’espace numérique est intéressant à investir, à la condition d’interroger aussi les infrastructures numériques qu’on utilise », conclut Cy.
Photo de Une : Unsplash / Unseen Histories