Les tantes sans enfants vous font-elles si peur que ça ?
Elles sont les grandes oubliées des équations familiales. Entre vieille tante acariâtre façon Tatie Danielle ou tata cool et subversive avec qui faire les 400 coups... Qui sont ces femmes sans enfants qui s’investissent auprès de ceux des autres ?
Dans une autre vie, j’aurais voulu être sociologue. Fascinée par les relations humaines, je nourris cet intérêt d’une autre façon, à travers le journalisme et l’écriture d’essais. J’ai ainsi écrit sur les relations mère-enfant – mère-fille, notamment – et plus récemment sur les relations adelphiques entre sœurs et frères. Mais une autre figure familiale m’a toujours beaucoup questionnée : celle des tantes, et plus encore, des tantes sans enfants.
Une seconde mère, vraiment ?
Pourquoi s’intéresser tout particulièrement aux tantes sans enfants ? Parce que celles qui en ont seront toujours vues avant tout comme des mères. D’ailleurs, on voit fréquemment les tantes comme des figures maternelles subsidiaires pour les enfants, des secondes mères, des mères de substitution. Ce n’était que plus vrai au temps où le sororat était courant. Les veufs pouvaient alors épouser la sœur de leur défunte épouse, car on considérait qu’une tante ferait forcément une bonne mère de substitution, tout en gardant les enfants dans la famille. Cette pratique nourrissait l’idée que des sœurs sont substituables et qu’une tante n’est finalement qu’une autre mère possible pour des orphelins.
Dans ses récits autobiographiques Le Voile noir et Le Rêve de ma mère (Seuil, 1992 et 2017), Anny Duperey – qui a été élevée par sa tante après le décès brutal et tragique de ses parents – explique que celle-ci n’a nullement cherché à prendre une place de mère. Elles ont toujours entretenu un lien très fort, mais jamais sa tante n’a essayé d’agir de façon maternelle, en la couvrant de manifestations affectueuses. Elle est restée jusqu’au bout sa tante et uniquement cela, montrant à quel point ce rôle peut être essentiel, sans avoir à occulter la place d’une mère, même décédée.
Balzac et le cliché de la « vieille fille »
Une tante sans enfants est avant tout, au regard de la société, une femme qui ne s’est pas reproduite – par choix ou pas. Et elle est jugée durement pour cela. Dans son essai Le Château de mes sœurs (Les Pérégrines, 2024), Blanche Leridon évoque sa tante qui leur donnait, à ses sœurs et elle, libre accès à tout ce qui leur était défendu par leurs parents, des bonbons aux minijupes. Puis, au fil du temps, cette tante s’est isolée et a glissé jusqu’aux marges de la société, endossant ainsi l’image de la vieille fille. Mais « Sophie n’était pas une vieille fille, elle était surtout une formidable tante », estime l’autrice.
La société a encore du mal à intégrer le fait qu’une tante puisse tenir son propre rôle dans la vie d’un enfant. Là où personne n’a de mal à se définir père ou mère, peu de personnes se présentent comme ayant des neveux et nièces. Le terme avunculat, qui désigne ce lien de parenté, est d’ailleurs méconnu, symptôme du peu d’importance qu’on lui prête.
L’image ancrée dans les imaginaires de la tante vieille fille ne facilite pas les choses. Ce cliché a été particulièrement cultivé et popularisé par Honoré de Balzac. L’auteur aimait décrire les femmes sans enfants comme des personnes acariâtres, isolées, semblables à des sorcières, et sans une once de féminité. Sacrilège ! Loup Belliard, doctorante spécialisée dans les personnages sans sexualité de la littérature du XIXe siècle, s’est beaucoup intéressée aux « vieilles filles » de Balzac.
« Il décrit des parasites qui vivent aux crochets de leur famille, font le mal autour d’elles, et développent de nombreux vices et défauts. Pour Balzac, ces femmes étaient forcément frustrées de ne pas avoir réussi à séduire un homme. » L’auteur avait le célibat en horreur, et était même favorable à la création d’un impôt pour les personnes non mariées.
Sandrine Dumont, cofondatrice de l’association Happy Moi (« pour celles et ceux qui ont dû renoncer à devenir parents »), considère que pour la société, les tantes sans enfants sont « de pauvres filles passées à côté de leur vie. Si ce n’était pas voulu, elles ont tout raté, et si c’est un choix, elles n’ont rien compris à la vie. Pile on perd, face aussi ».
Mais la « vieille fille » est aussi une femme indépendante et libre, qui ne se trouve pas sous la coupe d’un homme. Et pourtant, faisant fi de cette liberté totale, elle accepte parfois de jouer un rôle auprès des enfants de ses frères et sœurs. Une place souvent ingrate, où ses efforts ne sont que peu reconnus.
La « Auntie Brigade »
La tante peut être une adulte référente, une confidente pour ses nièces et neveux. C’est la personne qui aide à braver les interdits parentaux et qui fait la passerelle entre l’enfant et ses parents à l’adolescence, en contribuant à leur saine défusion. Ce rôle, méconnu et sous-estimé, occupe parfois une grande part de leur vie. Il est nécessaire de reconnaître le statut de tante, ce qu’il apporte à la société et aux parents dans certaines familles : du soutien, un relais précieux, mais aussi une source de joie pour les enfants, souvent partagée.
Pour l’autrice américaine Elizabeth Gilbert, certaines femmes sont nées pour être mères, d’autres pour être tantes (et d’autres encore pour n’occuper aucun de ces deux rôles). Celles qui sont destinées à être tantes font partie de la « Auntie Brigade », soit la brigade des tatas – des femmes engagées dans l’éducation et le développement de leurs nièces et neveux. Aucun lien de parenté biologique n’est d’ailleurs nécessaire pour occuper ce rôle, nombreuses sont les amies de mères devenues des « tatas de cœur ». Mais encore faut-il que les parents de ces enfants leur laissent une place.
« Les parents peuvent avoir deux types de réactions négatives face à la tante sans enfants, explique Sandrine Dumont. Ils considèrent qu’elle est très disponible pour s’occuper des enfants et qu’on peut tout lui demander, ou bien qu’elle n’y connaît rien et n’est pas digne de confiance. En tant que personnes sans enfants, on ne fait pas partie du sérail des gens qui savent parce qu’ils sont parents… on ne parle pourtant pas de manipuler des armes chimiques ! »
Tatie Danielle versus tata cool, une binarité nécessaire ?
Les tantes ont-elles l’espace nécessaire pour endosser un autre rôle que celui d’une tatie Danielle acariâtre qui n’aime pas les enfants, ou d’une tata cool et subversive qui ne leur met aucune limite ? « Entre ces deux extrêmes, il y a tout un tas de possibilités, mais elles dépendent des différents protagonistes : quelle place veulent donner les parents à la tante, et quelle place veut-elle prendre dans la vie de ces enfants ? » questionne la cofondatrice de Happy Moi.
« On a aussi en tête l’image de la tante fantasque, qui peut être émancipatrice, mais liée aux stéréotypes de la vieille fille, estime Loup Belliard. Chez Balzac, ces femmes sont horribles et machiavéliques, mais bénéficient en même temps d’une liberté assez exceptionnelle que les autres n’ont pas. Et même si c’est utilisé à de mauvaises fins, c’est assez jubilatoire ! » La tante fantasque est libre, presque virile, elle voyage. « C’est une réinterprétation plus moderne de la vieille fille. »
Qu’elles soient aigries, fantasques ou décontractées, les tantes sans enfants sont-elles perçues comme des adultes complètes ? « Pour certains membres de nos familles, si on n’a pas eu d’enfants, c’est qu’on n’a pas fait ce qu’il fallait. Il aurait fallu faire la FIV de plus, adopter, être moins exigeante dans le choix d’un ou d’une partenaire. Comme si on avait voulu notre situation et qu’on ne s’était pas assez battues », souffle Sandrine Dumont. À ce jugement s’ajoute souvent un sentiment d’exclusion de la part des tantes sans enfants, lorsque leurs frères et sœurs développent de nouveaux liens avec leurs parents, et que toute l’attention est désormais portée sur les nouveaux venus dans la famille.
Pour Loup Belliard, « il est possible de déconstruire la stigmatisation des tantes, d’aller vers un modèle d’alloparentalité, de remettre en question le système. Balzac était un auteur royaliste et très conservateur, ce n’est pas un hasard s’il a popularisé le concept de vieille fille. Des auteurs plus progressistes font des tantes sans enfants des femmes plus émancipées. »
La place de ces femmes est-elle amenée à changer ? « L’image de la vieille fille s’est renouvelée. On a aujourd’hui celle de la vieille folle à chats, devenue menace : “Tu vas finir seule avec tes chats.” Mais on se réapproprie cette image, très liée à l’imaginaire de la sorcière, qui est à la mode chez les nouvelles générations. Le célibat est aujourd’hui réinvesti comme quelque chose qui peut être émancipateur, même si on n’est jamais à l’abri de retours de bâtons réactionnaires qui peuvent raviver ces stéréotypes. »
Photo de Une : Unsplash / Marine Hovhannisyan