Obsessions

« La province », « en région » : tout le monde en parle, mais personne ne sait nommer la campagne

Du nord au sud de la France et du singulier aux pluriels, les termes employés pour conter ces espaces disent les biais sémantiques qui nourrissent nos imaginaires collectifs depuis trop longtemps. Face à ces rhétoriques, pourtant, d’autres voix s’élèvent.

Par Mathilde Duraz
Maisons dans la rue déserte d
Publié le 31.10.2025 Mis à jour le 26.11.2025
Temps de lecture : 6 min

Par-delà le chant des cigales

Un dimanche soir, au retour de la gare de Lyon, à Paris. Valise trop lourde à mon flanc, cabas trop plein à l’épaule, j’attends que l’ascenseur daigne approcher. « Vous rentrez de vacances ? » m’interpelle une voisine. « J’étais chez mes parents près d’Avignon, où j’ai grandi. » « Ah le Midi, c’est formidable ! » me répond-elle les yeux pleins d’images. « Vous en avez de la chance, quelle belle région. » J’acquiesce sagement, un sourire convenu aux lèvres. 

Alors étudiante en design de mode, je ne dis jamais vraiment trop d’où je viens. Qu’importe que je sois née à Orange, que j’ai grandi entre Robion et Cavaillon. Pour la plupart, je suis du Sud. Pour cette voisine, du Midi. Pour d’autres encore, de province.

J’ai 19 ans, peut-être 20, et j’assiste à l’ascension d’un créateur dont on évoque régulièrement les origines provençales. Il est né à Salon-de-Provence, a grandi à Mallemort. Il le dit, lui, tout comme il dit ses origines modestes et paysannes. Quelque chose se joue dans ces mots qui se posent – du moins, c’est ce que je crois à l’époque. Les années passent et je n’ose toujours pas dire, moi. Une mise à distance s’opère peu à peu entre la région qui m’a vue naître, la sémantique qui la conte et la capitale qui m’accueille depuis. Quelque chose se fige, entre les champs de lavande et le chant des cigales, dans les mythes ressassés que l’on s’attache à convoquer ici. Une image d’Épinal dans laquelle je ne reconnais pas celles de là où j’ai vécu. Il me faudra encore attendre pour voir émerger d’autres discours, portés par d’autres voix.

Urban gaze, provinces éparses et Roi-Soleil

Alors que les défilés s’enchaînent à Paris au cours de l’une des multiples semaines de la mode que compte son almanach, Ancré titre via le compte Instagram du magazine « Jacquemus, ou le fantasme du paysan à Versailles ». Questionnant l’esthétisation d’un héritage agricole porté par le directeur artistique au profit d’une communication léchée, vidée des enjeux politiques et sociaux inhérents aux milieux ruraux, la publication s’inscrit dans un élan permis par d’autres avant elles. Emma Conquet, journaliste lotoise, déploie ainsi depuis près de trois ans une critique décentralisée du regard urbain, ou urban gaze, qu’elle définit comme un ensemble de représentations filtrées par un prisme citadin et bourgeois. Inspiré du male gaze, le concept permet de dire la déformation imposée aux territoires ruraux dans les imaginaires collectifs émanant des villes. Une disparité véhiculée tant par les sphères culturelles, artistiques et médiatiques que par nos dictionnaires, et ce depuis des siècles. Que l’on parle de la province au singulier, des régions au pluriel, de la ou des campagnes, que dit-on finalement de ces espaces et de leurs réalités lorsqu’on les nomme ainsi ? 

Pour Cécile Jebeili, maîtresse de conférences à l’Université Toulouse-Jean Jaurès, la spécificité du terme « province » et celle de son usage français en disent déjà long sur le rapport entre centre et périphérie. Si sous l’Ancien Régime, les provinces sont ces grandes principautés rattachées au domaine royal, la volonté de former un État unitaire affichée par une monarchie centralisée s’accompagne bientôt de celle de briser les spécificités territoriales. En parallèle, Paris devient dès le Moyen Âge une capitale, alors même que cette notion n’existe pas encore. Un espace où se concentrent pouvoirs, élites et influences, au point qu’un « glissement sémantique s’opère bientôt des provinces à la province », remarque l’enseignante-chercheuse dont les travaux portent précisément sur les conséquences de ce moment dans l’Histoire. Par la suite, sous Louis XIV, sont banni·e·s loin du souverain celles et ceux dont les faveurs ne trouvent plus grâce à ses yeux. « La province devient ce lieu où l’on est éloigné de la lumière du Roi-Soleil, de la cour qui fait et défait les modes. […] Elle devient une société de rang inférieur, un lieu de sujétion de ces sociétés locales. » Enfin, on pourra lire dans le Dictionnaire de Trévoux, rédigé par des Jésuites entre 1704 et 1711, qu’« un provincial est un homme qui n’a pas l’air et les manières de la cour, qui n’est pas poli, qui ne sait pas vivre, qui n’a point vu le monde. Il se dit de ces gens nouvellement débarqués à Paris qui ont je ne sais quoi de contraint et d’embarrassé dans leur air et de peu libre dans leurs manières. » Aujourd’hui encore, l’une des définitions demeurant au Larousse indique de l’adjectif provincial qu’il « marque une gaucherie, un manque d’aisance qu’on attribue, par opposition à Paris, à la province ».

Dire nos localités autrement

Ainsi, au fil du temps et des administrations s’opère une disqualification progressive des territoires français dans leur diversité, et ce notamment au travers du langage employé pour les désigner. En les définissant comme un bloc homogène, on continue d’omettre leur pluralité dans les mots, les récits ou les images qui disent ces lieux. Si Cécile Jebeili ne manque pas de rappeler que la province est tout à la fois composée de campagnes et de villes plus ou moins grandes, mais aussi de zones périurbaines et industrielles, Emma Conquet révèle dans ses analyses que les territoires ruraux sont considérés comme secondaires : « Ils ne sont définis qu’en creux de la ville, en creux de Paris, mais aussi secondaires car on a normalisé que ce sont des endroits où l’on peut acheter une résidence pour n’y être qu’un week-end par mois, des zones de repos pour urbains en somme, et secondaires pour les services publics. » Selon la journaliste, si les mots qui qualifient ces espaces changent, le stigmate, lui, demeure. Aussi, force est de constater qu’aller à « la » campagne fait partie des tics de langage de bon nombre d’entre nous, là où l’inverse prévaut rarement. « Que l’on parle de Toulouse ou de Nancy, on ne dit jamais “je vais à la ville” sans préciser à laquelle on se réfère », souligne-t-elle. Une habitude assortie à celle de se définir par la métropole la plus proche de chez soi, ou encore à celle d’évoquer nos régions natales comme de grands ensembles aux contours flous. En témoignent « le Sud », « le Nord », « le Grand-Est », « le Midi », et la fameuse « diagonale du vide », au sujet de laquelle Emma Conquet ne manque pas de demander : « Mais vide pour qui, et vide de quoi ? »

Si comme l’évoque le titre de l’enquête sociologique de Benoît Coquard, Ceux qui restent  (La Découverte, 2019) ne sont perçus qu’ainsi par celles et ceux « qui n’y sont plus », c’est aussi parce que les rhétoriques, médiatiques comme politiques, participent encore à essentialiser ces territoires et leurs habitant·e·s. Évoquant les deux axes observés dans ses recherches, la romantisation d’un côté et le misérabilisme de l’autre, Emma Conquet rappelle ainsi qu’au demeurant, si on lui demande si souvent comment parler des campagnes, « c’est que ça en dit long sur notre incapacité à voir leur diversité ». Pourtant, par-delà les provinces romaines qui désignaient pour l’empire les pays vaincus, par-delà la province définie par opposition à la capitale dans le sillage de son regard, ces espaces ont vécu, survécu, et existent en dehors de ces imaginaires dépassés, trop longtemps dominants. Plus que de mots, là où ceux dont on dispose déjà ne disent que l’ignorance, Cécile Jebeili constate que c’est d’initiatives locales dont le pays a besoin pour qu’enfin, des campagnes aux régions, on cesse de penser le territoire national depuis un centre. Un élan qu’elle observe d’ores et déjà sous diverses formes, parmi lesquelles une effervescence intellectuelle autour de ces questions : « Je pense qu’il y a un renouveau, quelque chose qui se passe. Peut-être que la province se rebiffe. » Outre les impulsions initiées par de multiples associations, artistes et collectivités territoriales, de plus en plus d’ouvrages politiques avancent également des solutions pour repenser cette dichotomie via la mise en place d’un régionalisme, ou encore la délocalisation de ministères dont la présence à Paris relève de l’absurde – comme c’est le cas pour ceux de l’Agriculture et des Outre-Mer. Une émergence nécessaire d’autres discours, pour dire nos pluralités rurales et urbaines au travers des voix qui les habitent. 

Ainsi, si j’ai longtemps intériorisé le poids du regard porté sur mon Vaucluse natal, force est de constater que je ne suis pas du Sud. Pas non plus du Midi, de la campagne, et encore moins de province. Que ces mythes ne sont que des images qui traversent nos représentations collectives, et taisent tout de nos réalités. Que les villages, bourgs et lieux-dits gagnent à être nommés. Que ces espaces se doivent d’exister aussi à travers nos mots, et que leur effacement a tout à voir avec notre langage. N’en déplaise aux voisines dont les champs de lavande fleurissent encore au bout des yeux.

 

Photo de Une : Unsplash / Giuseppe Famiani

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