Faire chambre à part : « l’envie d’exister autrement qu’à travers le sacro-saint lit conjugal »
Déconstruite par les plus jeunes générations, faire chambre à part, quand on est en couple, séduit de plus en plus. Enquête pour repenser son intimité et fixer de nouvelles règles de cohabitation.
Au moment de se coucher, ils parlent à travers un mur. Comme tous les soirs, chacun dans son lit, Sophia et Xavier se racontent leur journée et se disent « je t’aime » avant d’éteindre la lumière. Dans un élégant mouvement de caméra, Monia Chokri, réalisatrice de Simple comme Sylvain (2023), embrasse cette scène de la vie d’un couple avant qu’il ne bascule. En réalité, Sophia n’aime plus vraiment Xavier et, après 10 ans de vie commune, s’apprête à le quitter pour un autre. Au cinéma, les histoires de chambre à part finissent mal, en général.
Mais qu’en est-il dans la vraie vie ? Ne pas dormir ensemble, est-ce une façon polie de s’éviter ou au contraire, le moyen de préserver son amour et sa liberté ? À en croire les chiffres, cette configuration concerne un peu moins de 10 % des couples en France1 contre 25 % aux États-Unis ou 40 % au Canada. Culture romantique plus affirmée d’un côté de l’Atlantique, espaces plus grands de l’autre… Difficile d’établir les raisons qui sous-tendent ces données tant le sujet demeure tabou.
Une question d’espace, vraiment ?
« Au Québec, les appartements ont d’office une chambre d’amis, un bureau ou deux lits. Ce n’est même pas une question et ça apaise énormément les couples », confirme Lola, 32 ans, directrice artistique franco-québécoise installée à Paris. Au quotidien, elle rêverait d’avoir son propre espace au sein de celui qu’elle partage avec son mec. « On a des rythmes différents et mon sommeil est perturbé. J’aime dormir les volets ouverts et me réveiller avec le soleil quand lui a besoin du noir complet ; et on ne se couche quasiment jamais en même temps… Si on avait deux chambres, ce serait beaucoup plus naturel. Mais c’est de toute façon impossible dans notre logement parisien », déplore-t-elle.
Cette réflexion s’inscrit dans une remise en question globale du mode vie de la trentenaire, jusqu’à envisager de quitter la capitale pour expérimenter la « chambre à soi » chère à Virginia Woolf sans avoir à sacrifier son couple. « Pouvoir aménager l’espace à sa manière, inviter l’autre, éviter les embrouilles ou se retrouver le matin : ce que je veux, c’est choisir et non pas subir », résume-t-elle. Comme Lola, bon nombre de couples adopteraient volontiers le système de chambres séparées s’ils en avaient les moyens. Mais au-delà d’un attachement à l’idée de s’endormir l’un contre l’autre, c’est d’abord le prix de l’immobilier qui compromet ce projet, surtout en milieu urbain. Avec un prix moyen au mètre carré de 4 815 euros dans les grandes villes françaises2 et des loyers qui s’envolent, difficile d’ajouter une chambre supplémentaire à ses critères de recherche.
« Au-delà de la dimension culturelle, il y a un volet structurel : pour faire chambre à part, il faut de l’espace. À l’origine, avoir chacun sa chambre est quand même un truc assez bourgeois », pointe Coline de Senarclens, thérapeute spécialisée dans les inégalités de genre et les sexualités en Suisse et autrice du livre Porno, parlons-en (Favre, 2024). Un truc plutôt féminin aussi, comme le constate le psychiatre et thérapeute de couple Philippe Brenot. Invité de l’émission Grand bien vous fasse en mai 20233, il déclarait au micro de France Inter : « Cette demande je ne l’ai entendue quasiment que du côté des femmes. Ce sont elles qui en prennent l’initiative, souvent pour amorcer un changement dans le couple. »
À l’arrivée de leur deuxième enfant, Marie, 30 ans, chargée de communication et Emmanuel, 32 ans, ingénieur, ont quitté leur appartement lyonnais pour une maison à Pau. Chez eux, l’idée de faire chambre à part est venue sans vraiment en discuter au départ et a fini par s’installer petit à petit. « J’avais du mal à dormir car Marie ronflait et ce souci de sommeil s’est accentué avec la grossesse », raconte Emmanuel. Au téléphone, tous les deux confient se décider « au feeling », sans chercher à ancrer le dispositif de façon définitive. « Au début, je me suis sentie lésée, admet Marie, je comprenais très bien ce truc de mieux dormir seul, sauf que quand la situation s’est installée, ça m’est resté en travers de la gorge. » Après en avoir beaucoup discuté, ils sont parvenus à désamorcer les conflits pour retrouver un équilibre dans leur intimité. Pour Emmanuel, faire chambre à part quatre à cinq nuits par semaine devient même une façon de prendre soin de la relation. « Je sais que je serai de meilleure humeur si j’ai bien dormi, ça me semble constructif », estime-t-il.
S’extraire de l’autre
Même son de cloche du côté de Laure (le prénom a été modifié), 34 ans, en couple avec son compagnon depuis 13 ans. Elle est juriste, lui musicien et développeur web, et ils ont quitté Paris pour Berlin il y a deux ans. Le duo a abandonné l’idée de partager un lit dès leur premier emménagement, quelques années après s’être rencontrés. « On s’est toujours considérés comme deux entités distinctes. Étudiants à l’époque, on avait chacun besoin de notre espace pour travailler », retrace Laure. Au moment de chercher un appartement, ils font le choix de renoncer au salon pour s’aménager deux chambres. « Ne pas avoir de lieu pour recevoir était le prix à payer pour notre indépendance. Pouvoir être seul et avoir un espace où s’extraire de l’autre de temps en temps était très important pour nous deux », poursuit-elle. Bien sûr, il y a une histoire de sommeil, de l’un qui a chaud et l’autre froid, l’une bordélique et l’un organisé qui se lève à 6h du matin. Mais Laure exprime aussi le besoin d’exister autrement qu’à travers le sacro-saint lit conjugal, instauré par l’Église catholique au XIIIe siècle. Dans un article du Monde paru en 2012, l’historienne Michelle Perrot rappelle que dans la Grèce et la Rome antique, les couples ne se retrouvaient pas dans le même lit tous les soirs. « Le lit conjugal est latin et catholique, là où les deux lits côte à côte sont protestants et anglo-saxons », explique-t-elle. En 1215, l’Église fait du mariage un sacrement : faire chambre à part est désapprouvé par le clergé, lequel mise sur la conjugalité pour maîtriser la société.
« On a toujours favorisé notre individualité, poursuit Laure. Ça ne nous a pas empêchés de faire des choses en couple, mais on voulait éviter à tout prix le syndrome Brangelina ! » Faire chambre à part devient alors une façon de fixer ses propres limites et de s’affranchir d’une fusion amoureuse parfois étouffante. Ainsi, Laure regrette que la société reste « enfermée » dans ce que devrait être un couple : « Démocratiser la chambre à part permettrait aux gens de s’écouter davantage. Quand je vois des copines qui n’arrivent pas à dormir à cause de leur mec qui ronfle, je trouve ça absurde. Reconnaître les besoins de l’autre décentre de soi. Au final, je trouve que c’est une preuve d’amour, davantage que de se forcer à quoi que ce soit. » N’en déplaise à son entourage, aux réactions qui traduisent un jugement, voire à ceux qui n’hésitent pas à remettre en cause leurs sentiments. Depuis la naissance de leur bébé il y a deux mois, la petite famille dort toutes les nuits à trois dans la même pièce. Preuve, s’il en fallait, que rien n’est figé dans le marbre en matière d’intimité.
Le lit, ce n’est pas sexy
« Beaucoup considèrent le fait de ne pas dormir ensemble comme quelque chose de catastrophique. Le lit conjugal reste chargé de symboles pour les couples, au même titre qu’habiter ensemble, se marier ou être exclusif », analyse Diane Deswarte, sexologue installée entre Paris et les Côtes-d’Armor depuis trois ans. La fondatrice du Club Kamami et autrice de Sexplorer le désir (Mango Éditions, 2023) observe « de plus en plus » de couples adeptes de la chambre à part parmi sa patientèle, âgée en majorité de personnes entre 25 et 40 ans. « Dans l’inconscient collectif, ce choix reste synonyme de séparation ou de mauvaise santé du couple. Or, ça peut aussi se passer beaucoup mieux quand chacun a son espace : les limites sont respectées et qui dit meilleur sommeil dit bien-être plus élevé, moins de conflits et meilleur équilibre pour tout le monde », explique-t-elle. Ainsi, la thérapeute recommande aux couples qu’elle accompagne d’y recourir, s’ils le peuvent, en période de post-partum où « même une seule nuit par semaine permet de mieux récupérer ».
Par ailleurs, si les raisons qui poussent à se séparer au moment de dormir relèvent rarement de l’érotisme, cette option a toutefois le mérite d’amener les couples à se questionner sur leur sexualité, voire à la réinvestir. « Le lit est intime, certes. Mais le lit n’est pas sexy », pointait Maïa Mazaurette dans une de ses chroniques pour Le Monde, en 2018. Pourquoi faudrait-il nécessairement faire l’amour au moment de se coucher alors qu’on est épuisé de sa journée ? « La question de la sexualité panique beaucoup autour de l’idée de faire chambre à part. Bien sûr, il y a le sexe dans le couple, mais aussi la masturbation, qui n’est pas subalterne », soulève Coline de Senarclens.
Consentement et chambre à soi
Elle-même a choisi de ne plus dormir avec son compagnon depuis cinq ans et s’en porte pour le mieux. « La spontanéité, c’est super, mais chez un couple ensemble depuis longtemps, il peut y avoir besoin de prévoir, de s’organiser, de mettre en place un cadre pour les situations érotiques », soutient-elle. L’occasion aussi de s’interroger sur son propre consentement, comme l’a fait Esther, illustratrice de 28 ans, au moment d’emménager dans un T3 à Nantes avec son amoureux. « Le fait qu’on ne partage pas tout le temps notre chambre est assez libérateur, ça permet de penser le sexe différemment. On s’invite à partager des moments d’intimité et ça n’est ni un dû, ni mécanique », confie-t-elle. « Pour moi, le concept de la chambre à soi est hyper fort », appuie Coline en référence à l’ouvrage de Virginia Woolf paru en 1929. « Il y a un endroit où tu peux fermer la porte et tu es chez toi. C’est un espace dans lequel tu n’as pas besoin de négocier. »
Habituée à accompagner des personnes neuroatypiques ou membres de la communauté LGBTQ+, la thérapeute souligne que faire chambre à part est aussi une manière de questionner les normes : « Dormir ensemble lorsqu’on est en couple, ça n’est écrit nulle part ! En réalité, il n’y a rien qui ne va pas chez les gens qui décident de faire autrement. » Après plusieurs années de nuits chacun chez soi, son foyer évolue pour devenir famille d’accueil et Coline s’apprête à perdre sa chambre. Une situation qui ne lui fait plus peur aujourd’hui, tant elle se sent « ressourcée » par tout ce temps passé à disposer de son propre endroit. « J’ai le sentiment d’avoir désormais une base solide », conclut-elle, convaincue que dormir seule est un pas parmi d’autres vers davantage d’égalité.
Photo de Une : Unsplash / Caterina Begliorgio
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Étude Ifop, 2021.
Source MeilleursAgents, moyenne établie avec les données de Paris, Lyon, Marseille, Nantes, Bordeaux et Lille, juin 2025.
« Faut-il faire lit à part pour être heureux en couple ? », produit par Ali Rebeihi.