De mémoire de maison
En résumé
Une demeure de banlieue parisienne se souvient de la famille qui l’a habitée. Un récit fragmenté, bigarré, sonore et épars, raconté à la première personne par ce lieu-témoin qui en sait plus sur celles et ceux qui y ont vécu que ses habitants eux-mêmes.
C’est un pavillon de banlieue, une maison des années 30 au charme singulier qui ne ressemblait à aucune autre et dont parfois, j’ai eu honte. Une maison qui abrite une masse de souvenirs dans laquelle j’aimerais cueillir, non pas mes réminiscences d’enfance, mises de côté sciemment ou inconsciemment, mais au contraire, les détails qui m’ont échappé sur les membres de ma famille. Et que seule la maison connaît. J’aimerais trouver les pierres manquantes de la mythologie familiale, combler la brèche qui a rendu l’exploration de notre passé si complexe. Car donner la parole au lieu, c’est aussi se rendre compte que l’espace est bavard. Il suffit de le laisser s’exprimer, de lui donner encore un petit peu plus de place, et il se mettra à parler.
J’étais déjà construite depuis 60 ans quand je les ai vus arriver pour la première fois. Jeune couple avec un tout petit bébé dans les bras, ils étaient encore parisiens, mais rêvaient d’habiter en rase campagne – pour le boulot ce sera plus simple, et on vivra avec les oiseaux. Ils sont entrés par mon côté gauche, là où ils feront la cuisine une fois les travaux d’agrandissement achevés, et j’ai tout de suite senti que ce serait elle, ma prochaine famille. Qu’ils allaient rester longtemps en moi. Je ne me suis pas trompée, ils m’ont habitée 35 ans. C'est long et lent à la fois, des milliers de nuits, de jours, de bruits, mais de silence aussi.
Pendant toutes ces années, je n’étais pas dupe. Je sondais leurs paniques autant que leurs joies. Les pas de danse des parents, au début, lorsqu’ils dormaient encore sur un petit matelas, par terre, durant les travaux, quand on m’agrandissait. Il y avait tout à la fois, l’odeur de la peinture fraîche, le tourne-disque en boucle sur le vinyle des Talking Heads, la fumée des cigarettes industrielles se mélangeant à la vapeur de l’eau des pâtes. Ils étaient jeunes, la petite trentaine à peine. Et ce jour d’automne où le père malade, grippé, est resté les bras en croix dans le lit. Alors la mère a pris les clés de la voiture pour aller accoucher toute seule, elle lui en voulait sans le vouloir, il était désolé. Très vite, il y a eu les premiers pas de la cadette sur le carrelage du salon – un, deux, trois, bravo mon amour. Je l’ai sentie marcher pour la toute première fois. Ses petits pieds nus, minuscules, faisant trois petits pas, peau douce sur carrelage crème. Ses orteils rivés au sol, ses talons qui pesaient de tout leur poids, deux plumes légères. Elle avançait et riait de voir sa mère rire, ses larmes aux yeux, c’était peut-être la première fois qu’elle apercevait les larmes de sa mère.
Chaque Noël, ils me fermaient à double tour pour prendre la poudre d’escampette et filer dans les Alpes. Ils passaient le réveillon tous les quatre seulement, loin d’ici et de leur famille respective. Alors je me retrouvais bien seule, dans ces hivers encore rugueux, il neigeait même, parfois ça m’a inondée. Lorsqu’ils revenaient, mes membres craquaient, j’étais tout endolorie par leur absence. Ils sentaient leur appartement de location de montagne et je n’aimais pas ça. Le père s’occupait de faire des flambées, il disait toujours ça : « Je vais faire une petite flambée. » Alors il concentrait toute son attention sur ses mouvements : froisser le papier journal, remuer le tisonnier, créer du souffle d’air entre les bûches bien disposées. J’aimais sentir le petit bois crépiter dans le vieux poêle. Et la chaleur monter dans mon dos, arrondissant les angles de mes chambres.
Quand ils n’allaient pas bien, leurs pas résonnaient plus fort, les talons tonnaient tellement que des éclairs jaillissaient de mon sol. Ils me transperçaient. Les pieds de la cadette galopaient dans mon escalier, manquant de tomber, la mère faisait claquer mes portes et mes murs étaient parfois troués par les coups de poing, de plus en plus vigoureux, de l’aînée. Le père, en revanche, ses émotions étaient comme détachées de son corps. De colère, il en avait peu. C’était surtout une lassitude immense, à perte de vue, comme des champs sans haies, il y en a de plus en plus maintenant. Du vent dans des gerbes de blé mais gorgées d’eau, se mouvant au ralenti. Il suffisait de son front doucement collé contre l’étagère de ma cuisine en pleine journée pour m’envoyer un signal, ses yeux fermés, sa main bientôt inondée, oubliant qu’il se servait à boire. Je ressentais des vibrations, des interférences. Des signaux faibles, mais douloureux. Comme lorsqu’en pleine nuit, vaincu par l’insomnie, il se relevait et descendait l’escalier en essayant de ne pas faire craquer mes marches. Il ouvrait ma porte, ses pieds nus sur le bois de la terrasse, il s’asseyait contre mon rebord de fenêtre pour rouler, rouler, rouler, tout doucement, avec précision, un geste répété à l’infini, avant de faire feu et d’allumer sa cigarette en levant le nez au ciel, sachant d’avance que les étoiles seraient rares. Des pixels dans une nuit qu’il voyait blanche. Un ciel nocturne ou d’aurore, mais qui le happait toujours. Et la nicotine ne l’aidait jamais à trouver le sommeil, au contraire même, ça lui donnait la nausée et le tenait éveillé. Il remontait alors, comme un oiseau blessé, se coucher les yeux ouverts, fixant l’étagère qui était autrefois le trou d’une de mes fenêtres.
L’été, l’aînée faisait la roue, elle voyait le monde à l’envers et adorait ça. Ses très longs cheveux blonds flottaient dans le vent, elle tournait jusqu’à en avoir le tournis, recherchant ce vertige, au départ léger, puis soudain intenable. Mon jardin devenait un océan où elle avait le mal de mer. Elle ne s’arrêtait plus – 10, 20, 30 roues d’affilée –, bravo ma grande, sous le saule pleureur, la mère jardinait. Et la petite se griffait dans les framboisiers plus hauts qu’elle. Puis elle trouvait des cachettes secrètes dans mes recoins les plus étroits pour y entraîner sa grande sœur. Les filles me connaissaient bien, à cet âge-là. Je riais de les voir effrayer leur parent quand elles trouvaient des petits trous de souris auxquels même moi je n’aurais pas pensé. Bien sûr, il y a eu des disputes, des esclandres d’un escalier à l’autre, des mots plus hauts que d’autres. Des choses dites sans le penser vraiment. Le père est parti une fois, au tout début, je l’avais oublié. Même de mémoire de maison, il y a des choses qu’on oublie inconsciemment. L’aînée était encore tout bébé, il était parti dans la soirée, il avait démarré son camion blanc, celui avec lequel il travaillait à l’époque, et il avait filé. La mère avait pleuré, la fille ne l’avait pas quittée des yeux et elles avaient dîné en silence. Une jeune maman et un bébé abandonnés une nuit ou deux, je ne sais plus bien. Quand il est revenu, il s’est mis en tête de construire une mezzanine dans mon garage, il y tenait, c’était comme une mission qui allait lui sauver la vie. Il a commencé par apporter des planches de bois du travail, rassemblé ses outils disséminés un peu partout entre ma cave et son camion. Puis il a dessiné des plans, crayon rouge derrière l’oreille, cigarette incandescente entre deux doigts, ou l’inverse, je n’arrivais plus à suivre. Il l’a construite tellement vite, en quelques jours et un seul souffle. Il était hors de tout espace-temps, la nuit et le jour se ressemblaient. Il lui fallait juste construire de ses mains. Il ne s’est pas arrêté tant que ce n’était pas achevé.
Puis la première goutte de sang a coulé sur mon parquet, comme une déflagration. Au départ, j’ai cru que quelqu’un s’était juste fait mal, je veux dire, sans le faire exprès, un accident dans l’allée des roseaux qui est en pente et que les filles descendaient à deux sur la même trottinette, en hurlant de rire. Ou alors un accident de salle de bains, combien de fois ont-elles transformé le tapis de bain en tapis volant, elles s’étaient déjà fait mal, comme ça. Mais là, c’était différent, un choc dans ma colonne vertébrale, une goutte comme une répulsion. J’ai été obligée d’en absorber une puis plusieurs, des centaines. Des gouttes de sang qui avaient été taillées pour. Pour se faire mal. Évidemment, je le savais et ça m’a transie. Je n’ai rien pu faire, rien pu dire. J’ai bien essayé de laisser des courants d’air, d’ouvrir les portes qui étaient fermées, de boucher des conduits pour que les parents montent dans sa salle de bains et voient quelque chose, les bandages en boule sous l’évier, les lames de rasoir à côté de la brosse à dents. Ils n’ont rien vu, car elle maîtrisait tout. Comme la cadette qui se faisait vomir, bien plus tard, sans que personne n’entende rien. À cette époque, il était déjà parti, je veux dire, complètement parti. Je crois que la dernière fois que je l’ai vu, c’était quand il avait garé sa R25 juste devant l’entrée, mais sans descendre de voiture. Il est resté longtemps comme ça, prostré, encore plus las que je ne le vis jamais. J’espérais qu’il sorte enfin de sa bagnole et qu’il entre, prenne ses enfants et sa femme dans ses bras, elles étaient là, juste là, chacune affairée dans une pièce, l’esprit lourd. J’étais prête à prier, crier, mais que voulez-vous, une maison, ça ne peut pas parler.
Je l’ai vu démarrer, passer la première, je l’ai vu avant de ne plus jamais le revoir. J’ai mis du temps avant de comprendre qu’il était mort, les filles n’en ont pas parlé tout de suite. Une nuit, la cadette se balançait dans son lit, de gauche à droite, en serrant son pendentif en forme de croix. Je l’ai entendue murmurer, papa, papa. Le lendemain, l’aînée est allée de pied ferme, un sécateur à la main, couper des roses et des feuilles de fougère du jardin. Elle a dit, c’est pour papa, je vais au cimetière. Vous savez, si j’avais pu, je les aurais accompagnées, toutes les trois, dans la chaleur de septembre, leurs visages brisés comme des carreaux cassés. Mais une maison, ça ne peut pas bouger.
Illustration de Une : Sun Bai