À tout digitaliser, nous perdons peu à peu nos souvenirs
Serveur, drive, cloud ou disque dur : nous avons cru pouvoir tout conserver. Mais les formats obsolètes, les liens morts et les plateformes qui ferment devraient nous alerter. Sur internet, rien n’est éternel.
Inéluctablement, environ deux fois par mois, mon téléphone m’envoie une alerte menaçante. « Votre espace de stockage iCloud est saturé. Vos photos, vidéos, documents et données ne sont plus mis à jour. » Inlassablement, j’ignore ce message pour repousser le problème à la fois suivante.
Cette situation est loin d’être idéale, et j’en ai déjà fait les frais. Que celui qui n’a pas perdu son téléphone, et avec lui toutes ses photos (les miennes, de 2015 à 2017) me jettent la première pierre. La solution la plus évidente serait de passer au forfait supérieur, celui qu’Apple me pousse inlassablement et que je rejette à chaque fois, pour une question de principe (je paie déjà 0,99 € par mois) et parce que je pense que ça ne réglerait pas le problème. Au fond, à quoi me serviraient 200 gigas de Cloud ? À prendre toujours plus de photos inutiles que je ne regarderai jamais, mais qui pèseront toujours plus lourd, occuperont toujours plus d’espace, et augmenteront encore et encore mon besoin de stockage, dans un cercle sans fin de consumérisme numérique ? Soyons sérieux.
Le progrès technologique, pire ennemi de nos souvenirs
Non, ce message alarmant ne me poussera pas à consommer davantage. D’autant plus que dans quelques années, le format .png sera illisible, ou bien le Cloud sera obsolète, ou alors Apple aura fait faillite, bref, d’ici peu, je n’aurai plus accès à toutes ces photos qui tiennent dans ma poche. Dans un TikTok, la photographe et influenceuse Alice Moitié expliquait qu’en prévision de sa retraite à l’Ehpad (précision : Alice Moitié a 30 ans), elle imprime chaque année les photos qui lui tiennent le plus à cœur, parce qu’elle ne s’imagine pas regarder ses souvenirs sur un écran. J’ai repris à mon compte cette pratique en lui ajoutant la réflexion suivante : il faut imprimer ses photos, car si nous les laissons dématérialisées, nous les perdrons.
Internet et le numérique n’existent que depuis une cinquantaine d’années. À l’échelle de l’histoire de l’humanité, ce n’est rien du tout. Pourtant, les progrès ont été rapides, et difficiles à suivre, laissant sur la touche de loyaux soldats. Pensez à la disquette. Pensez à vos compils CD. Pensez à votre carte micro-SD en train de moisir dans votre album photo numérique : pourriez-vous lire, aujourd’hui, ce qui s’y trouve ?
Les Cro-Magnon du numérique : un patrimoine à préserver
D’autre part, les contenus sur internet se meurent vite. Le Pew Research Center, un think tank d’analyses sociologiques aux États-Unis et dans le monde, estime qu’environ un quart des pages en ligne il y a 10 ans ne sont plus accessibles aujourd’hui. Sur Wikipédia, plus de la moitié des pages contiennent au moins un lien mort dans la section « Références », et un tweet sur cinq n’est plus visible quelques mois seulement après sa publication (ça, ce n’est pas plus mal).
Pour toutes ces raisons, certains scientifiques avancent que nous vivons actuellement dans la préhistoire du numérique, the digital dark age, et qu’il est fort probable que quelques années suffiront à rendre obsolète ce que nous utilisons aujourd’hui au quotidien. Pour pallier ce futur problème, les historiens du présent ont pensé des solutions. La plus récente, et celle qui a fait couler le plus de Comic Sans MS, est l’initiative de la Bibliothèque nationale de France. En 2023, alors que la plateforme Skyblog allait fermer, la BnF a décidé de se porter acquéreuse de l’ensemble des blogs encore actifs. Elle estime alors que ces contenus, parce qu’ils « représentent un moment emblématique de l’histoire du web français », méritent d’être conservés pour la postérité.
Le Cloud ne retiendra pas le temps présent
Oui, c’est drôle. Mais passionnant aussi, parce que les blogs sont les témoins privilégiés de toute une génération, la première à avoir eu accès à internet à un jeune âge, avant qu’il ne se structure et ne se monétise. Cela, certains scientifiques l’ont bien compris, à l’instar d’Emmanuelle Bermès, archiviste et conservatrice, pour qui « le rapport émotionnel à ces objets dépourvus de matérialité implique un autre rapport au passage du temps, un régime d’historicité en pleine mutation, passionnant à observer pour l’historien du temps présent ».
Deux choses m’interrogent : pourquoi ma génération a-t-elle la fausse impression de maîtriser le progrès, alors qu’elle le subit ? Nous n’avons jamais eu notre mot à dire dans l’évolution d’internet, alors que nous en sommes les enfants. Et ensuite, pourquoi ma génération pense-t-elle mieux posséder ses souvenirs, juste parce qu’elle est capable de tout enregistrer, alors même qu’il y a de fortes chances pour qu’elle ait tout perdu d’ici quelques années ?
Des questions qui me taraudent et auxquelles je n’ai pas la réponse. Peut-être les scientifiques la trouveront-elles pour moi dans quelques années ?
Photo de Une : Unsplash / Alina Perekatenkova