Fictions

À l’ombre des vergers

Elle se destine à être avocate, mais la détermination cède la place au doute. La jeune parisienne rejoint alors sa maison d’enfance, redécouvre des rituels apaisants, loin de la clameur de la ville, sous les ramages des arbres fruitiers. Un idéal retrouvé… pour toujours ou pour un temps ?

Par Marjolaine Hallacq
Publié le 26.11.2025

Marjolaine Hallacq

Plonger dans son monde
Temps de lecture : 5 min

Lorsqu’on aperçoit le premier panneau « Vente de fruits », il faut poursuivre encore quelques mètres avant de tourner à droite, longer le verger pour atteindre enfin la grande maison en pierre. Suivre le nouveau panneau « Vente par ici » et atteindre la petite boutique où les cagettes de fruits s’empilent, les pots de confitures s’entassent et où l’on peut se procurer une poignée de bougies artisanales coulées à l’intérieur de quelques bambous récupérés au fond du jardin. Lorsqu’on veut acheter des fruits tout juste cueillis, c’est là que l’on se rend. Et c’est aussi là, non pas à droite direction la boutique, mais à gauche, direction la maison, qu’Anna a posé ses valises. 

Depuis un peu plus d’un an, la jeune femme a réemménagé chez ses parents, dans un petit village au sud de Toulouse. On y compte probablement moins d’habitants au mètre carré que les arbres fruitiers ou les champs qui cartographient la région. « Mais ça ne fait rien, car c’est exactement le silence que je suis venue chercher ici », se dit souvent Anna. Car oui, il y a quelque chose d’immensément réconfortant à réinvestir la maison que l’on a habitée étant enfant. Se réconcilier avec les souvenirs, les premières fois, les initiations et les bonheurs qui vivent encore, à leur manière, entre les murs. 

Après des études en droit et une première expérience dans un cabinet d’avocats à Paris, Anna était rentrée. Elle n’était plus vraiment sûre, plus trop certaine de sa trajectoire, plus suffisamment assurée pour rester dans une ville qui allait bien plus vite qu’elle. Complètement banal : des jeunes qui regagnent le chemin de la maison familiale après des premières années en ville, elle en connaissait un paquet. Ces visages « en quête de sens », désireux d’élaguer leur propre chemin, ce n’est plus si rare aujourd’hui. Pour Anna, ce temps mort, cet entre-deux, ce tremplin, cette résurrection-là, « ça me permettra de réfléchir à la suite, au calme, loin de l’urgence et du bruit », se répétait-elle. 

Alors, elle avait réinvesti sa chambre, au deuxième étage, juste à côté de la salle de bains aux carreaux rose bonbon. Un grand lit, de larges rideaux qui scindent le coin nuit et le coin bureau au-dessus duquel est suspendu un module de montgolfière – son obsession d’enfant symbolisé dans la matière et trônant fièrement là, au milieu de la chambre. Lorsqu’elle était arrivée, elle avait fait le tour de cette maison qu’elle connaissait par cœur, mais que sa mère s’amusait à redorer à chaque visite : un ancien papier peint enlevé, un mur repeint, un nouveau mobilier chiné, des bibelots accumulés au gré de brocantes spontanées et un salon qui était visiblement grandement épris de chaises musicales. Sa mère se jouait de cette situation en laissant sa fille deviner ce qui avait changé et, à chaque fois qu’elle rendait visite à ses parents, Anna se prêtait volontiers au jeu, arpentant la maison et guettant chaque recoin à la recherche d’un quelconque changement. Mais ce qu’elle préférait se trouvait loin des murs et de la décoration, dans le jardin, un peu après le jardin pour être exact, dans les vergers exactement. De longues allées de pruniers, d’actinidias (cet arbre à kiwis caractéristique avec ses longues branches pendantes) et un champ qui s’étire jusqu’à la départementale que l’on devine à l’horizon si l’on s’amuse à plisser les yeux très fort. Depuis son retour, il y a un peu plus d’un an, les journées répétaient continuellement la même chorégraphie, connaissant le refrain du verger par cœur, rythmées par les seaux qui se remplissaient de fruits, un à un. Aujourd’hui, au beau milieu du mois de juillet, l’heure était à la récolte des prunes. Au fil du temps, la jeune femme avait appris à reconnaître – à leur couleur et à leur taille – les différentes variétés du verger : la reine-claude, la mirabelle de Nancy et la prune datil qu’il sera possible de cueillir à partir du mois d’août, dans quelques semaines seulement. 

Le soir, avant de regagner son lit, Anna prenait toujours soin d’ouvrir grand les fenêtres, de quoi permettre à l’air frais de la nuit de se frayer un chemin jusqu’à la chambre. Et puis, comme tous les matins depuis toujours, le réveil était prévu à 6h. Son réveil à elle, c’était sa mère. Le même, éternellement. Quelques mots chuchotés, à peine audibles, mais qu’Anna aurait pu reconnaître entre mille. « C’est l’heure. » Seul murmure capable de l’extirper des songes. Les tracteurs pouvaient rugir, les oiseaux chanter, les uns et les autres se réveiller dans toute la maisonnée, la voix de sa mère était le seul remède contre le sommeil. Alors seulement, elle ouvrait les yeux, s’étirait de tout son long, restait là, un instant, peut-être deux, bâillait, laissait la valse du cerveau débuter en silence sans bouger. Puis, elle roulait péniblement du lit, enfilait de grandes bottes de pluie qui grimpaient à hauteur de genoux, un vieux bermuda en jean élimé, un tee-shirt des années 90 trois fois trop grand trouvé au fond d’un bac lors d’une sortie à la friperie du coin. Elle passait une brosse dans ses longs cheveux bruns avant de les natter jusqu’aux pointes. Chaque matin, comme tous les matins depuis qu’elle était petite, alors qu’elle passait devant le petit miroir rond suspendu devant la porte de sa chambre, elle s’observait un instant. Grande, élancée, la peau brunie par le soleil, le visage rond, les yeux bleus, un long nez, les gestes lents, réfléchis, maîtrisés. Un rituel un brin narcissique, mais qui n’avait jamais eu pour objectif de juger son allure, non, plutôt d’agir comme une piqûre de rappel, une façon de la ramener à l’essentiel. Dans ses contours, ce reflet n’apportait rien d’autre qu’une vérité nue, dépouillée d’artifices. Alors, elle se regardait dans les yeux, souriait quelques secondes devant le miroir avant de dévaler les marches deux à deux en direction de la cuisine. À côté de la grande marmite frémissante sur le feu toujours en préparation de quelque recette, elle remplissait une tasse de thé qu’elle allait ensuite déguster posément sur le petit banc en bois installé juste devant la boutique. « Est-ce le banc qui a changé cette fois-ci ? Il me semble qu’il était tout marron avant. » Puis, la tasse terminée, prendre la direction du verger et s’atteler au premier seau. 

Dès l’aube, Anna regagnait le champ pour débuter la récolte. Tous les deux seaux, elle déversait sa cargaison sur une grande table en bois où était installée sa mère qui jonglait  avec les fruits, les calibrant au plus juste – ceux qui sont en dessous de 40 millimètres de diamètre, ceux qui sont au-dessus. Une pirouette connue des mains expertes qui attrapaient chaque prune, puis d’un coup d’œil et d’un jeu de main avisé la plaçait dans la bonne cagette. Charger le camion, préparer le marché, livrer les récoltes au coursier. Tomber de fatigue et se coucher bien avant le soleil. Et puis, demain, recommencer. Anna se plaisait à vivre au rythme des saisons comme si ici, loin de la ville, l’urgence n’avait pas d’emprise. Comme si les problèmes résistaient, changeaient de costume. Comme si la vitesse du monde ne semblait pas en mesure de traverser la lisière des champs et s’évanouissait dans l’air. Ici, le temps se chargeait d’évidence et d’un travail dont on pouvait constater, ne serait-ce que sur une journée, la réalité : on déshabillait les arbres, les camions se chargeaient de cargaisons, pièces et billets remplissaient peu à peu la petite caisse de la boutique au « tilt » frénétique. Depuis toujours, lorsqu’elle s’essayait à imaginer « plus tard », Anna visualisait une petite maison isolée, entourée de verdure, un chien ou deux, et des arbres fruitiers pour délimiter le terrain, comme une couverture. Cette image, c’est un peu celle dont tout le monde rêvait il n’y a encore pas si longtemps : un morceau de terre pour se nourrir, un lieu rien qu’à soi et la liberté de vivre au rythme des saisons. Une vision délicieuse. 

 Et puis, tout à coup, c’est le matin. À nouveau. 6h. Le réveil. Une mélodie préenregistrée remplace le murmure de maman. Anna ouvre les yeux, les ouvre bien grands, les écarquille. Autour d’elle, des murs bien trop rapprochés. Les bras s’étirent et enlacent les contours d’un lit une place pour finir leur course en se cognant sur une planche de bois faisant office de bureau. Au bout du lit, les pieds se contorsionnent et peuvent frôler à l’envi la petite cuisine d’un mètre sur un mètre positionnée juste là, au pied du lit. La chambre de bonne sous les toits du huitième étage d’un immeuble parisien remplace la grande maison en pierre à l’ombre des vergers. En face de la chambre, les toilettes sur le palier évincent le petit miroir suspendu. Au plafond, le Velux n’a pas vaincu la chaleur et l’a gardée emprisonnée, incapable de trouver son chemin de retour. Comme tous les matins, Anna se réveille à 6h, non pas pour charger les seaux de fruits, mais pour préparer le barreau, dont la date est prévue dans un mois. La maison dans les vergers est loin, la douceur du rythme aussi. 

Ce n’est pas la première fois que ses rêves la ramènent à la maison aux vergers. Comme si, à l’approche de l’examen fatidique, son esprit essayait de lui communiquer quelque chose, de lui transmettre des signes, de la ramener à ce qui compte vraiment. Un présage ? Peut-être bien après tout qu’elle les rejoindra, ces vergers. Oui, dans quelque temps, elle se laissera réveiller par le chuchotement de maman. Dans quelques instants, elle arpentera les allées des pruniers en été, des actinidias en hiver. Elle s’observera dans le miroir en face de la chambre et le sourire aux lèvres, regardera sa vérité droit dans les yeux. Et alors, elle saura. Elle saura qu’elle se trouve exactement au bon endroit.

 

Illustration de Une : Sun Bai

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