Émotions

Nous ne sommes pas une fratrie : le mot « sororerie » nous a manqué toute notre vie

Tout ce qu’elle n’énonce pas, une langue l’invisibilise. Le mot "sororie" est de ceux-là. Inusité, mais approprié. Le meilleur ambassadeur pour parler d'une relation de sœurs.

Par Pascale, Jennifer et Margaux de Fouchier
Publié le 22.12.2025

Pascale, Jennifer et Margaux de Fouchier

Plonger dans son monde
Temps de lecture : 4 min

Nous sommes si différentes, et pourtant si semblables. À chacune son chemin, son regard, son humour, son talent. Mais sous la surface des styles et des choix, nous reconnaissons cette souche commune qui nous ancre, cette même sève qui coule dans nos veines. Nous sommes faites du même bois.

Parfois, on se le demande : si nous n’étions pas nées des mêmes parents, si nous n’avions pas traversé les mêmes nuits, partagé les mêmes rêves et les mêmes frayeurs, aurions-nous été amies ? Sans doute au collège. Peut-être au lycée. Mais après ? Aurions-nous pris le temps de nous connaître comme aujourd’hui ? Aurions-nous eu la patience de nous aimer assez fort pour pouvoir nous déchirer – et nous aimer à nouveau, dans le même souffle ?

C’est la question que l’on se pose : est-ce qu’être amies nous aurait faites sœurs ? Ou est-ce qu’être sœurs fait de nous des amies ? Nous n’avons pas la réponse. Mais nous savons que nous appartenons au même clan. Et que l’amour que l’on se porte va bien au-delà des cercles amicaux : il a la force d’un héritage et la fragilité d’un présent.

Quand nous avons commencé à écrire ensemble Un amour de famille (Grasset, 2025), nous pensions raconter notre enfance, nos parents, les drames et les émerveillements qui nous avaient façonnées. Nous avons écrit avec trois voix distinctes, chacune fidèle à son prisme. Et puis, presque à notre insu, une quatrième voix a jailli : timide, mais claire, mise à l’épreuve, mais intègre. Cette voix-là, ce n’était ni toi, ni toi, ni moi : c’était le nous. Ce que l’on appelle aujourd’hui la « sororie ».

– On peut dire « sororie » ?
– On ne dit pas plutôt « fratrie » ?
– Si, si, ça se dit. En anglais, on dirait “sisterhood”.
– C’est juste qu’on n’a pas l’habitude de l’entendre en français…

Et c’est vrai : ce mot étonne encore, comme un intrus dans la langue. On parle de sororité, grâce aux féministes. Mais la « sororie » reste une inconnue : dans notre langue, dans notre quotidien, le mot manque toujours. 

Alors que nous, nous savons ce qu’il recouvre. Nous savons ce que c’est que de tenir, ensemble, les fantômes à distance. Nous savons ce que c’est que de partager les fringues et les humeurs, de se moquer férocement l’une de l’autre avant de se défendre bec et ongles contre le monde entier. Nous savons ce que c’est que de se blottir les unes contre les autres lors d’un enterrement ou de tout lâcher en catastrophe pour aller soigner le cœur d’une autre. C’est cela, la sororie : une alliance corps et âme, indestructible.

Sans ce mot, nous avons longtemps cru que ce lien n’était pas aussi légitime, pas aussi digne d’être raconté que celui des frères.

Et l’on s’étonne qu’on ait si longtemps vécu sans le dire. La langue n’est jamais neutre. Ce qu’elle ne nomme pas, elle l’invisibilise. Sans ce mot, nos liens ont été réduits aux clichés de la rivalité, au silence des marges. En l’absence du mot, nous héritons d’un imaginaire appauvri, incapable de rendre justice à la puissance des alliances féminines. Ce que nous ne nommons pas, nous finissons par le sous-estimer. Ne pas avoir de mot pour dire la sororie, c’est risquer de croire que la fraternité suffit, que le féminin peut se couler dans un masculin supposé universel. Mais nous savons bien, nous qui avons grandi ensemble, que ce n’est pas la même chose. C’est une langue secrète, parfois faite de silences, mais dont la chaleur n’appartient qu’à celles qui la partagent. Il s’agit de rendre justice à une part de nos existences, pour être pleinement reconnues dans nos manières d’être au monde.

Nommer, c’est reconnaître, donner une place, autoriser à exister. Nommer, c’est aussi offrir une chance d’être célébré.

Alors, oui, « sororie », c’est joli. C’est doux et rond, ça sourit presque en se prononçant.

Parce que ce mot, mes sœurs, c’est le nôtre. 

Peut-être qu’un jour, dans nos conversations comme dans nos livres, ce mot cessera d’étonner. Peut-être qu’on n’aura plus besoin de l’expliquer, qu’il circulera comme une évidence. Alors la langue, un peu plus, ressemblera à nos vies, et l’on dira avec autant de naturel qu’on a trouvé refuge dans une grande sororie que dans une grande fraternité. Car il est temps que la langue reconnaisse que l’on peut grandir, aimer, lutter et créer, non pas seulement avec des frères, mais aussi – et parfois surtout – avec des sœurs.

Faites le premier pas.

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