Émotions

La première fois que j’ai vécu seule, j’avais 62 ans

Marie-Pierre a 66 ans et vit seule depuis près de quatre ans. Dix ans après avoir perdu son mari, la plus jeune de ses trois filles quitte le nid familial qu’elles avaient construit ensemble au décès de ce dernier, entre les murs d’un appartement et ceux d’un studio aménagé au-dessus. Témoignage d’une vie à réinventer.

Par Mathilde Duraz
Femme de dos regardant le paysage
Publié le 31.10.2025 Mis à jour le 26.11.2025
Temps de lecture : 4 min

Je me souviens du jour du déménagement de Camille. Elle vivait encore dans le studio du huitième, or il n’y a pas d’ascenseur au huitième. Son déménagement s’est fait en passant par mon appartement. Je me rappelle l’effervescence des jours précédents, celle des préparatifs, comme du jour J. Elle avait d’abord quitté sa chambre ici pour succéder à sa sœur cadette, Raphaëlle, au sein de ce studio aménagé quelques années plus tôt. Elle venait encore, de façon très prosaïque, pour laver son linge ou prendre des affaires. Et puis elle est partie. Ça fait quatre ans maintenant.

J’avais 52 ans lorsque j’ai perdu mon mari. C’était en 2012. Du jour au lendemain, les décisions ne se prennent plus à deux. Du jour au lendemain, vous devez décider de tout, toute seule, sans qu’il y ait d’échange. À l’époque, mes trois filles, Aurélie, Raphaëlle et Camille vivaient encore avec nous. Il a fallu continuer avec ce que j’avais. Quand on perd un conjoint, on perd un amour, mais aussi le futur qu’on s’était imaginé. Tous ces « on pourrait faire ci, on pourra aller là », soudain, c’est fini. On se dit qu’il va falloir penser un futur seule et autrement. Après 30 ans passés en couple, il faut désormais apprendre, réapprendre. Et puis, il y a eu cet appartement. Tout était à refaire. Un an après avoir perdu Pierre, j’y emménageais. Par chance, j’ai pu acheter une chambre attenante à celle qui m’avait été vendue avec lui, et en faire un studio dans l’immeuble pour l’une de mes filles. J’avais visité une quinzaine d’appartements avant celui-ci, et Camille, en le voyant, m’a tout de suite dit : « Tu prends quelle chambre ? » On savait toutes les deux. C’est Virginia Woolf qui a écrit Une chambre à soi, je crois. C’est important d’avoir un lieu à soi, pour soi, où l’on peut se retrouver. Ici, la plupart des objets racontent quelque chose. Des tableaux peints par mon grand-père, des souvenirs de voyage. J’ai mis en carton tous les objets auxquels je n’étais pas particulièrement attachée. Ceux qui restent ont une histoire. 

Ça fait quatre ans maintenant que Camille est partie, mais tout s’est fait très progressivement. La perte de mon mari a été un tsunami, puis on s’est réinventé une vie toutes les quatre. Au début, j’avais deux de mes filles dans l’immeuble, puis plus qu’une seule, puis plus du tout. J’ai eu le temps de m’y habituer, petit à petit. La solitude, c’est quand je me suis dit : « Voilà, elles ne sont plus là. Je ne peux plus appeler l’une d’elles pour lui dire “j’ai commandé des sushis, descends” », ça ne marche plus comme ça. Alors, j’ai acheté des plats plus petits. Si je cuisine trop, je mets au congélateur pour plus tard. Je ne me prive plus des assaisonnements sucrés-salés que Raphaëlle tient en horreur. Le week-end, lorsque j’en avais encore une à la maison, on achetait du poulet rôti et des pommes de terre au marché. Ça, je ne le fais plus non plus. Même un demi-poulet, ça ferait trop. Lorsqu’elles viennent, je leur prépare les plats qu’elles aiment. De la ratatouille, de la pissaladière ou du gratin dauphinois. Moi, je mange ce qui me fait envie sur le moment. Petit à petit, j’ai appris à apprécier ces moments. On organise sa vie comme on l’entend. On fait ce qu’on aime, quand on veut, comme on veut, avec qui on veut. On s’imagine un futur à nouveau. 

Et puis je suis retournée dans la baie où j’allais en vacances lorsque j’étais adolescente. Je suis d’origine corse par ma mère, et je n’avais encore jamais passé de séjour sur l’île avec mes filles. J’y étais allée deux, peut-être trois fois avec mon mari, sans que l’on n’y soit jamais partis en famille pour les vacances. C’est la sœur de ma mère chez qui j’allais plus jeune qui m’a invitée un an après son décès, entre Ajaccio et Cargèse. Un jour, j’ai vu en nageant sur la côte un petit groupe de maisons bordant la plage où j’avais mes habitudes, ado, et une fois rentrée, j’ai fouillé tous les sites possibles pour trouver l’une de ces maisons à la location. Chaque année, depuis, on retrouve tous les cousins qui viennent en Corse dans le village de ma grand-mère. Ma sœur vient aussi, elle qui n’était plus revenue non plus. Chaque année, les filles me rejoignent. Une semaine, parfois deux. Peu à peu s’écrit une histoire familiale autour de ce mois d’août en Corse, et je ne sais pas s’il en aurait été ainsi si Pierre était encore là. Ce sont de petites choses comme ça qui permettent de se dire : c’est plus comme avant, mais c’est autre chose, et c’est très bien aussi.

 

Photo de Une : Unsplash / kimber

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