Faut-il céder aux sirènes qui nous poussent à investir notre argent ?
L’argent s’accumule, s’effrite, se détourne ou se métamorphose au gré des chemins qu’on lui assigne. Derrière chaque décision d'investir ou non se dessine une manière d’habiter le monde.
Dans l’air piquant d’un soir de février, la pluie traçait des sillons sur la vitre, déformant la lumière des lampadaires en halos brumeux. Assise dans le demi-silence de la pièce, je scrollais sur mon téléphone quand je suis tombée sur une vidéo de Rachel Poidevin. De sa voix simple, presque fragile, elle racontait ses erreurs, ses hésitations, puis la confiance retrouvée grâce à l’investissement. Loin des discours péremptoires, ses mots m’ont frappée. L’argent pouvait devenir un outil de liberté. Si elle avait pu transformer sa trajectoire, pourquoi pas moi ? Mais aussitôt, une question lancinante : pourquoi avoir attendu ? Pourquoi avoir laissé mon épargne en sommeil alors qu’elle aurait pu croître ?
Cette inquiétude se lit dans les chiffres. Selon la Banque de France, 36 % des foyers français ne possèdent que des dépôts à vue. Pendant ce temps, l’inflation ronge le pouvoir d’achat – 5,2 % en 2022 et 4,9 % en 2023 selon l’Insee, un sommet depuis 1985. Dix mille euros immobiles perdent un cinquième de leur valeur réelle en deux ans. L’argent semble intact, mais il s’évapore en silence. Alors, face à la peur, que faire ? Investir, résister à la logique d’accumulation ou donner un sens éthique à ses placements ?
La valse des certitudes
Hamza Naqi, consultant financier et fondateur de Parlons Finance, élude le dilemme avec une métaphore saisissante : « Laisser son argent inactif revient à conserver des billets dans un tiroir. Ils demeurent immobiles, mais leur valeur s’amenuise peu à peu. Avec l’inflation, ce qui coûtait 100 euros il y a deux ans en exige aujourd’hui 105. La somme paraît identique, mais son pouvoir d’achat se réduit. C’est cela, la véritable perte. »
Je revois mes économies immobiles, comme une flamme qui vacille, perdant sa chaleur sans que rien ne l’indique. Dix mille euros laissés sur un compte non rémunéré ont perdu près de 1 000 euros de pouvoir d’achat. La somme reste identique sur le papier, mais son pouvoir s’amenuise peu à peu.
Naqi stipule ensuite : « Rater l’opportunité de faire fructifier son argent n’est pas aussi grave qu’investir sans comprendre. Ne pas investir, c’est perdre un peu de pouvoir d’achat. Mal investir, c’est risquer une vraie perte. » Ses mots font écho à mes hésitations. Rester immobile, c’est voir fondre lentement ce que l’on possède. Se lancer à l’aveugle, c’est accepter le risque de tout perdre d’un coup. Le vertige est le même.
La Banque de France confirme ce paradoxe. Plus de la moitié des ménages détiennent une épargne de précaution, mais seuls 17 % possèdent des actions. Je comprends cette prudence, moi qui ai longtemps préféré la sécurité à l’aventure fluctuante et incertaine des marchés. Pourtant, cette retenue affaiblit l’argent. « On rate effectivement une opportunité si on n’investit jamais dans ce qui crée de la valeur sur le long terme », conclut Naqi.
La peur, cette boussole capricieuse
La crainte, elle, serre la gorge chaque fois que j’imagine mes économies s’amputer de quelques milliers d’euros. Hersh Shefrin, économiste et figure internationale de la finance comportementale, met en lumière le fait que « psychologiquement, une perte est ressentie beaucoup plus intensément qu’un gain équivalent ». Je reconnais cette cicatrice durable que l’effroi imprime dans ma propre expérience.
L’expert décrypte les contradictions que cela engendre : beaucoup refusent certains placements sûrs tout en achetant des billets de loterie presque toujours perdants. En 2023, 42 % des ménages conservaient leur Livret A malgré une inflation de 5,9 %. Je me revois adopter ce réflexe, persuadée de me protéger alors que je me privais de mes propres ressources.
Shefrin évoque aussi le FOMO (Fear of Missing Out, la peur de rater quelque chose) : « Dans les années 1990, l’engouement pour les technologies a beaucoup poussé à investir, par peur de rater des gains spectaculaires. » La Banque mondiale montre que ces emballements pouvaient provoquer des fluctuations de 30 à 40 % en quelques mois. Je repense à l’effervescence autour des cryptomonnaies, à l’excitation et au vertige, puis à l’inquiétude de se retrouver au bord du gouffre.
Cependant, pour aller au-delà de cette aversion à la perte, « des conseillers financiers éthiques aident leurs épargnants à rester rationnels tout en apaisant leurs peurs », ajoute-t-il. J’aimerais croire que la terreur peut s’apprivoiser, mais je sais qu’elle réside moins dans les chiffres que dans les replis intimes de l’esprit.
L’épuisant carrousel de profit
Vincent Liegey, essayiste et coauteur de Décroissance (Tana Éditions, 2021), stipule que « nous sommes au cœur d’un imaginaire dominant, celui de l’argent et du profit érigés en valeurs suprêmes ». Cette sentence crue, mais empreinte de justesse, me force à regarder autrement ce que j’appelais sécurité ou opportunité. Et si la question n’était pas d’investir ou non, mais de contester cette obsession qui transforme toute chose en capital ?
Il rappelle que d’autres civilisations privilégiaient sobriété et tempérance. Le capitalisme impose une croissance continue, engendrant endettement et surproduction, qui rongent le bien-être. « Nous courons comme des hamsters dans leur roue, piégés dans le cycle “travailler pour consommer, consommer pour travailler” », déplore-t-il. Eurostat indique que la consommation intérieure de matières par habitant dans l’UE n’a reculé que de 9 % entre 2000 et 2022 et que l’énergie finale n’a baissé que de 6 %.
Liegey invite à emprunter d’autres chemins : monnaies locales, réseaux d’échange, coopératives. L’investissement peut aussi signifier nourrir la solidarité et la confiance. Ces exemples sont comme des îlots dans un océan trop vaste, mais ils montrent que d’autres choix sont envisageables.
Semer l’argent pour récolter du sens
Anne-Catherine Husson-Traoré, directrice générale de Novethic et figure de la finance durable, évalue quant à elle l’épargne sous un angle déontologique. « On peut renoncer à la fructification financière traditionnelle, mais cela ne veut pas dire qu’aucune valeur n’est créée. » Elle évoque des projets étudiants où l’argent finançait créativité et initiatives collectives.
De surcroît, elle diagnostique le sens élargi du rendement : « La fructification est généralement associée à la rentabilité monétaire, mais il existe d’autres formes de rendement. Elles se mesurent en termes d’innovation sociale, d’utilité collective, de qualité de vie. » En France, les encours de fonds labellisés responsables dépassaient 770 milliards d’euros en 2023.
« Il est vrai qu’un épargnant individuel peut avoir l’impression que son choix n’aura pas d’impact, souligne-t-elle, mais en réalité, si les refus se multiplient, ils finissent par peser sur les pratiques financières. » L’Observatoire de la finance solidaire rapporte que l’encours de l’épargne solidaire dépasse désormais 26 milliards d’euros, contre moins de 5 milliards il y a 15 ans.
Elle insiste sur la vigilance contre le greenwashing et sur l’importance de poser des questions précises sur l’usage des fonds. « L’argent est un outil puissant. Il ne doit pas seulement être considéré comme un moyen de rendement, mais aussi comme un levier de transformation sociale et environnementale. » D’autant que de plus en plus de voix refusent de placer leur argent dans des banques qui financent des énergies fossiles.
Les termes qu’elle prononce ne se contentent pas d’édifier ; ils sont comme des bourrasques qui me réveillent de mon indifférence. Je comprends soudain que mes choix financiers, aussi insignifiants puissent-ils paraître, ne sont pas anodins. Ils sont comme les sillons d’un laboureur, capables de faire germer des forêts ou d’embraser des cœurs. À ma petite échelle, je peux désormais orienter ce fleuve, soutenir des causes qui me sont chères et en rejeter d’autres. L’argent, dès lors, ne pèse plus sur mon esprit. Il devient ma voix, un instrument de douceur et une promesse faite au futur.
En concluant ce cheminement, je reste habitée par une tension. Faut-il chercher à faire fructifier son argent pour se protéger de l’érosion, céder à cette peur qui, parfois, nous pousse à agir dans l’urgence, refuser l’injonction du profit, ou orienter ses placements selon des valeurs qui dépassent la simple rentabilité ? Chaque voix que j’ai rencontrée m’a ouvert une perspective : la rationalité d’homo œconomicus, la finance comportementale qui révèle nos fragilités, l’appel à la décroissance qui questionne nos obsessions et enfin l’éthique, qui m’invite à choisir, à ma petite échelle, de soutenir certaines causes et d’en écarter d’autres. Aucune ne m’a offert de certitude. Et peut-être est-ce cela, finalement, la vérité de l’investissement. Une manière d’apprendre à tanguer entre nos désirs et nos limites, nos rêves de liberté et nos entraves indécelables.
Photo de Une : Unsplash / Annie Spratt