Self-care : « ce qui partait d’une bonne intention est devenu l’ultime injonction »
Routines parfaites, conseils bienveillants et listes à rallonge de choses à faire pour « aller mieux » : ces 20 dernières années, le self-care est devenu une injonction de plus. Ultra-exigeante, performative et bien souvent étouffante.
Il y a quelques années, j’ai découvert Sophie Calle, artiste plasticienne, écrivaine, photographe et réalisatrice. Son œuvre ? Dictée par les émotions – surtout les siennes. J’ai toujours admiré sa capacité à transformer le banal en art, à voir le beau partout. Il y en a une, d’œuvre, qui me reste tout particulièrement en tête : un corpus de 107 textes qui décryptent avec audace, humour et parfois beaucoup de sérieux un mail de rupture. L’ouvrage a été baptisé Prenez soin de vous, dernière phrase du mail en question. En lisant entre les lignes, on peut comprendre que prendre soin de soi, pour Sophie Calle, signifie mettre de la distance avec la violence de certaines situations, ou tout simplement de la vie. Et, peut-être un peu, réconcilier le moi et le surmoi. Sophie Calle met le doigt sur un concept ancien : prendre soin de soi, c’est en quelque sorte se resituer dans un ensemble aux points de vue variés, singuliers.
Self-quoi ?
Dans Prendre soin de soi – Enjeux et critiques d’une nouvelle religion du bien-être1, l’essayiste Françoise Bonardel raconte que « la recherche du bien-être a pris dans nos sociétés une importance telle qu’il est difficile de savoir s’il s’agit là d’un nouvel idéal collectif, largement façonné par la publicité, ou d’une réaction saine face aux nuisances de tous ordres auxquelles nous sommes quotidiennement confrontés [...] “Prendre soin de soi” est devenu un mot d’ordre, une quasi-obligation tant envers soi-même que son entourage immédiat, à l’évidence concerné par notre propre état. » Depuis plusieurs années, on parle de self-care, un terme anglophone auquel on attache volontiers « sunday », « routine » et « tips »2. Ce qui partait d’une bonne intention est devenu l’ultime injonction : prioriser, à tout prix, son bien-être psychique et physique.
Au départ, la liste des choses (recommandées) à faire était plutôt succincte et bien souvent personnelle : si quelques règles pouvaient être communes, il revenait à chacun et chacune de trancher sur ce qui, in fine, améliorait la forme et le moral. Pour moi, ça a commencé comme ça aussi. Une envie de reprendre ma vie en main, de me sentir alignée et bien dans mon corps. J’avais envie d’être de cell·eux qui (quotidiennement) boivent deux litres d’eau, marchent 10 000 pas, lisent une quinzaine de pages d’un livre, laissent le téléphone dans le salon et tiennent un journal religieusement. Autant d’éléments que j’ai facilement pu incorporer dans ma routine, soit du matin, soit du soir. Jusqu’au jour où ça a complètement dérapé.
Le début de la fin
En scrollant sur TikTok, je suis tombée sur une application de self-care. Le concept de Finch est simple : un petit oiseau nous aide à accomplir chaque jour des choses qui nous font du bien. Chaque action devient alors une case à cocher. Le petit animal (j’avais baptisé le mien Mochi) gagne ainsi des points de vie à chaque réussite ou accomplissement, façon Tamagotchi. Du jour au lendemain, j’ai ajouté à ma liste : une séance de Pilates, quelques exercices de méditation, le gratte-langue, la respiration consciente, les compléments alimentaires, le brossage à sec, l’huile de coco en guise de bain de bouche ou encore le vinaigre de cidre. Mon planning personnel était devenu plus chargé que mon planning professionnel. J’ai tenu cinq jours, avant de sérieusement réfléchir à m’abonner pour 79,99 euros par an – je me suis finalement dit que je n’avais pas besoin qu’une application me distribue des bons points à chaque fois que je prenais soin de moi. Audre Lorde, qui disait « prendre soin de moi n’est pas de l’auto-indulgence, c’est de la préservation de soi, et c’est un acte de guerre politique » se retourne certainement dans sa tombe en voyant ce que le concept de self-care est devenu. Car comme beaucoup de concepts, il s’est doucement rattaché à la notion de performance. Surtout lorsqu’on est une femme.
On prend les mêmes et on recommence
Il suffit de s’intéresser un peu aux notions de bien-être et de self-care pour comprendre que tous les genres ne sont pas touchés de la même manière. Lorsque certaines vidéos apprennent aux hommes qu’il faut changer ses draps plus de trois fois par an et se laver les pieds sous la douche, d’autres dressent pour les femmes des listes impressionnantes de tâches plus ou moins agréables à accomplir. Comme l’explique la journaliste Jennifer Padjemi dans Selfie3, on ne peut pas demander aux femmes de s’accepter telles qu’elles sont tout en les encourageant à prendre soin d’elles de façon extrême.
Parce que s’accorder du temps est un luxe que l’on ne peut pas toujours s’octroyer, il est tout à fait compréhensible que certaines choisissent tout simplement de jeter l’éponge… ou tombent dans un cercle bien plus vicieux qu’il n’y paraît. Reprenons : prendre soin de soi permettrait d’être bien dans ses baskets, mais aussi d’être efficace. Or, le self-care est devenu un tel engrenage qu’on pourrait avoir l’impression qu’un déséquilibre aurait été causé lorsque celui-ci n’est pas assez ou mal appliqué. En bref, on culpabilise – quoi qu’il arrive. À cela s’ajoute la frustration de résultats qui tardent à arriver. « On essaye quelque chose, on voudrait que cela fonctionne immédiatement mais au bout d’un mois, les effets ne sont pas assez importants pour que l’on trouve ça efficace. Donc on essaye autre chose, puis autre chose et ainsi de suite », m’explique Déborah Moreau, danseuse de formation et naturopathe.
Vers une nouvelle définition du self-care
La pression de devoir bien faire en prenant soin de soi d’une certaine manière a transformé un concept au départ libérateur en normes ultra-oppressives : « Aujourd’hui, le self-care s’apparente davantage à une optimisation de l’humain plutôt qu’à une envie de mieux être, qui ne devrait pas se définir comme une accumulation infinie de choses à faire », résume Déborah Moreau.
Pour tenter de s’y retrouver, plusieurs options s’offrent à vous :
- Revenir à des basiques, en faisant confiance à des choses qui fonctionnent depuis longtemps. Car non, il n’est pas nécessaire d’essayer toutes les nouveautés.
- Faire preuve de patience, avant de conclure que quelque chose ne fonctionne pas. Cela permet de se reconnecter naturellement avec la temporalité de la biologie humaine.
- Ne pas prendre tout ce qui se lit sur internet pour argent comptant. Il revient à chacun et chacune de déterminer ce qui fonctionne – ou non. Tout est une question d’adaptation.
- Ne pas prendre le « self » de self-care au pied de la lettre. Généralement, se renseigner auprès de professionnels peut être un bon point de départ.
Photo de Une : Unsplash / Gabrielle Maurer
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Éditions Almora Eds, 2016.
Les #selfcaretips, #selfcaresunday et #selfcareroutine combinent à eux trois près de huit millions de posts sur Instagram.
Éditions Points, 2024.