Émotions

Se connaître soi-même ne nous garantit rien, et c’est tant mieux

« Connais-toi toi-même, et tu connaîtras l’univers et les dieux », disait Socrate. Une phrase gravée dans la pierre du temple de Delphes, devenue malgré elle mantra de développement personnel. Se connaître serait une étape incontournable pour réussir. Mais pourquoi ?

Par Christelle Murhula
Femme seule dans une ruelle éclairée
Publié le 31.10.2025 Mis à jour le 26.11.2025

Christelle Murhula

Plonger dans son monde
Temps de lecture : 4 min

L’injonction est partout. Elle est devenue une formule réflexe, lancée à la moindre faille, au moindre doute. Quand la vie professionnelle se grippe, on convoque la connaissance de soi. Quand une histoire d’amour s’effondre, on évoque ce besoin d’introspection. Apprendre à se connaître est censé tout régler. Une réponse toute faite aux douleurs modernes, une manière d’éliminer les angoisses, les blocages, les errances existentielles.

Cela aurait le pouvoir magique de rendre la vie plus claire, plus fluide, plus simple. Il faudrait donc connaître chaque recoin de son âme, de son cerveau, de son corps. Savoir anticiper ses joies, ses déceptions, ses émotions. Savoir ce que l’on veut, quand on le veut, où on le veut.

Le mythe d’une clarté intérieure

Ainsi, il deviendrait possible d’éviter le malheur et les tourbillons affectifs. Une idée qui séduit. On s’y accroche parfois comme à une bouée : la promesse qu’en apprenant à mieux se connaître, on vivra mieux. La lucidité sur soi-même rassure, elle donne l’illusion d’un contrôle, d’une vérité à atteindre. « Il y a une pression sociale forte autour de la connaissance de soi, perçoit la psychologue Pauline Freiermuth. On nous dit : tu dois te connaître, tu dois tout résoudre. Mais ce n’est pas toujours souhaitable ni nécessaire. Certaines personnes ne veulent pas revenir sur certains vécus, et c’est légitime. Elles n’ont pas à culpabiliser de ne pas vouloir tout explorer. »

Derrière cette injonction se cache une prison douce. Elle impose un objectif flou, sans véritable fin en soi. « Se connaître » devient un devoir, une exigence presque morale. Ainsi, chaque faille non explorée semble devenir une faute.

Pour certaines, pourtant, l’introspection a réellement apporté du mieux. À l’image de Léa, 34 ans : « Avant, j’activais toujours les mêmes mécanismes de défense dans mes relations, sans comprendre pourquoi. Maintenant, je repère plus vite ce qui se rejoue. Je ne dis pas que ça règle tout, mais au moins, je ne me sens plus complètement ballotée par mes émotions. »

Ce travail est par ailleurs souvent effectué dans l’isolement. On nous apprend à nous scruter seuls, ou parfois accompagnés par un thérapeute, dans un face-à-face intime. La connaissance de soi est ainsi pensée comme un acte forcément solitaire, coupé du monde. Or, en séparant l’introspection de la vie collective, on crée une illusion : celle selon laquelle on pourrait se connaître uniquement en dehors du regard des autres.

Quand le miroir devient un fardeau

Pour autant, reconnaître la dimension collective de notre identité ne signifie pas renoncer à l’introspection. Certes, la quête de connaissance de soi comme but ultime est à nuancer, mais elle est loin d’être inutile. Mettre des mots sur ses réactions, comprendre les déclencheurs de certaines émotions, identifier les blessures persistantes… Cela peut soulager. Clarifier. Parfois même libérer. Mais cela ne doit jamais devenir une contrainte, puisque cela cache parfois une solution bancale, un pansement posé sur une plaie mal désinfectée.

Car la connaissance de soi est multiple : blessures d’enfance, style d’attachement amoureux, goûts profonds, traumatisme ancré, peurs enfouies. Chaque approche propose ses outils. Sauf qu’aucun ne détient l’ultime vérité.

Cette quête, censée apaiser, peut parfois produire l’effet inverse : nourrir l’illusion qu’il faut sans cesse creuser pour se sentir enfin complet. Cela n’offre en réalité qu’un éclairage partiel, jamais une vérité totale. « Pendant longtemps, j’ai cru que si j’allais mal, c’était parce que je ne me connaissais pas assez, confie Samira, 39 ans. J’ai enchaîné les lectures, les thérapies, les stages de méditation… jusqu’à ce que je réalise que mon épuisement venait surtout de mon boulot, de la charge mentale, du fait que je ne me sentais jamais soutenue. Me connaître n’y changeait rien. Ce n’était pas une question intérieure, c’était une réalité extérieure. »

Nos identités sont mouvantes. Ce qui était juste hier peut ne plus l’être aujourd’hui. Des certitudes s’effondrent. Des désirs inédits apparaissent. L’être humain évolue. Il grandit, recule, bifurque, recommence. Attendre une connaissance totale de soi avant d’agir revient à différer indéfiniment. « De toute manière, le mythe d’une clarté totale sur soi est une illusion, rappelle Pauline Freiermuth. On ne connaîtra jamais tous les recoins de sa personne. Et vouloir y parvenir coûte que coûte, ça peut donner lieu à une autre forme de mal-être. »

Exister, sans mode d’emploi

Car l’apaisement ne vient pas toujours de l’introspection. Il émerge parfois du mouvement, de l’essai, de l’échec, de l’action pure. Certaines souffrances naissent dans des environnements toxiques, dans l’épuisement chronique, dans des passés lourds, dans des contextes sociaux ou économiques violents. Affirmer à une personne en détresse qu’elle souffre parce qu’elle ne se connaît pas revient à lui faire porter seule le poids de sa douleur.

Le véritable enjeu, peut-être, est de créer en soi un espace où l’on peut exister sans se définir sans cesse. Un endroit où les contradictions peuvent cohabiter, où les élans incohérents ne sont pas condamnés. Parce qu’on peut très bien méditer le matin, puis s’engueuler sur une piste cyclable à 8h27.

« Se connaître, ce n’est pas forcément être allongé sur un divan pendant 30 ans, rappelle Pauline Freiermuth. On peut aussi se rencontrer autrement : en marchant, en écrivant, en échangeant. Mais pour ça, encore faut-il retrouver un peu de silence. Aujourd’hui, beaucoup de gens vivent dans un bruit permanent. »

Le bien-être profond ne réside pas toujours dans la lucidité. Il peut surgir d’un abandon. D’un peu de tendresse envers soi. D’un silence accueillant. D’un regard qui ne cherche pas à comprendre. Parfois, il suffit juste de relâcher la pression. De mettre un terme à la quête. Et d’exister, simplement.

 

Photo de Une : Unsplash / Lawrence Krowdeed

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