Fictions

Je m’appelle Émilie, et ceci est ma nécrologie

Par Joséphine Gorel
Publié le 22.12.2025

Joséphine Gorel

Plonger dans son monde
Temps de lecture : 5 min

En résumé

Dans nos sociétés occidentales, la mort est un impensé. Alors que les débats sur la fin de vie ont jeté un coup de projecteur inédit sur ce passage universel, une mesure singulière a été instaurée dans un monde fictif : l’écriture par chaque citoyen, chaque année, de sa propre nécrologie. Une façon d’apprivoiser sa mort.

Je m’appelle Émilie, j’ai 35 ans. Ceci est ma nécrologie. Je crois qu’avant toute chose, j’avais besoin de l’écrire noir sur blanc : ma nécrologie. Jamais je n’avais imaginé devoir rédiger un texte comme celui-là. Alors, le commencer est un peu compliqué.

Un amendement de la loi sur la fin de vie a mis en place ce nouveau rituel pour chacun. « Mourir mieux passe aussi par apprendre à imaginer la mort. Nos sociétés occidentales contemporaines réfutent l’idée même de la mort, qui n’en est que plus brutale lorsqu’elle survient. Le but de l’auto-nécrologie est de rétablir chez chaque citoyen une pensée sur sa propre finitude, sans violence, sans jugement, un bilan personnel et intime nécessaire pour que le collectif soit plus sain. » Dans le fascicule d’aide à l’écriture procuré par l’administration, il y a des indications sur la façon d’appréhender ce nouvel exercice. Il est écrit qu’il faut l’imaginer comme une lettre destinée à soi-même, en cas de mort « soudaine et prochaine ». Ma mort « soudaine et prochaine » : ça non plus, je ne l’avais pas imaginée.

Le fascicule dit qu’il faut se raccrocher à des « éléments accessibles et tangibles, qui parlent de votre vie actuelle et quotidienne, des petites choses qui disent beaucoup de vous ». Des petites choses. Écrire son nom, son âge. Je m’appelle Émilie, j’ai 35 ans. Puis, là où on vit. À Courson-Monteloup, en Essonne. Dans une petite maison de pierres que je loue depuis quatre ans. J’ai été mutée ici pour prendre la tête de l’école communale après le départ à la retraite de la précédente directrice. Je pensais que cette expérience serait un tremplin, je ne l’ai acceptée que parce qu’elle me permettrait, je le croyais, de prouver mes capacités et de revenir travailler à Paris, où j’ai grandi. Mais quatre ans ont passé et je n’ai pas bougé.

Le fascicule dit ensuite qu’il faut raconter les « grands événements, les points cardinaux de votre vie, les moments qui vous ont particulièrement marqué(e) et qui résument votre existence ». Qui résument mon existence. Le fascicule ne précise pas si l’on doit parler du travail, de la vie personnelle ou amoureuse, s’il vaut mieux évoquer les accomplissements, les échecs, les hontes ou les joies. Je ne sais pas quels sont mes grands moments. J’ai du mal à me rappeler des souvenirs positifs, je ne sais pas pourquoi, ce sont plutôt les moments tristes qui me marquent. À quoi bon les raconter, puisque je ne suis pas particulièrement malheureuse ? Je ne suis pas vraiment là où j’avais prévu d’être, mais j’aime les enfants dont je m’occupe. J’aime l’école où je travaille. Dans cet endroit reculé, je suis venue à reculons. Ce que j’aime le plus, c’est ce qui me repoussait il y a quatre ans : cette toute petite école qui, je le croyais, ne représentait rien, si ce n’est le désarroi de la campagne française. Il y a 100 élèves ici, de la petite maternelle au CM2. Je suis la directrice de deux professeures, qui s’occupent chacune de trois classes, et moi des deux dernières, celles des plus grands. Je n’ai aucun lien particulier avec ces deux institutrices, nous ne nous entendons ni bien ni mal, nous sommes simplement attentives aux enfants dont nous nous occupons. Vigilantes ensemble. Partenaires discrètes, mais essentielles, de la vie de ces familles que nous voyons tous les jours et dont nous partageons les inquiétudes (l’école survivra-t-elle un an de plus ? Comment parler aux enfants de ce fascicule que tous les adultes ont reçu ? Pourquoi vivons-nous cette double peine d’être à la fois au milieu de rien et condamnés à y gérer tout, tout seuls ?). La vie du village et de ces familles tourne autour de notre école, un fait que je trouvais ridicule et cliché en m’installant ici, et qui me procure aujourd’hui beaucoup de fierté et d’estime personnelle. Ce sentiment que je pensais ressentir en dirigeant une école plus grande, plus importante aux yeux de l’administration, peut-être, à Paris ou a minima en petite couronne, je l’ai expérimenté ici, au fin fond de l’Essonne. Peut-être est-ce cela, mon grand événement.

Je me rends compte que cette lettre est désastreuse tant elle ne dit rien. Si ma mort survient « soudainement et prochainement » et que mes proches sont contraints de la lire, je ne sais pas ce qu’ils en retiendront. Le fascicule parle aussi de cela : imaginer comment mon entourage se souviendrait de moi, « réfléchir à ce que vous aimeriez dire à vos proches dans cette lettre qui ne leur sera pas restituée – à moins que vous n’en exprimiez le désir, pour cela, cochez la case prévue à cet effet ». Mes proches. Je ne me sens particulièrement proche de personne, ce qui ne me pèse pas, je ne manque plus d’amour. Je crois que ma famille et mes amis me méprisent de m’être résignée à cette vie rurale et reculée. Et si j’avais eu à écrire cette lettre il y a quatre ans, j’aurais sans doute été aussi méprisante qu’eux. J’étais frustrée et en colère, pleine d’ambition mal placée, agitée. Aujourd’hui, je ne suis pas totalement malheureuse. Si ma mort devait survenir, « soudaine et prochaine », je crois que j’aimerais dire à mes proches qu’il n’y a pas grand-chose à retenir de moi, si ce n’est que je suis partie sans honte, sans grande fierté non plus, sauf celle de m’être apaisée en trouvant, sans m’en rendre compte, sans y croire vraiment non plus, ma place dans ce monde. À l’école communale de Courson-Monteloup, en Essonne.

Qui l’eût cru.

 

Illustration de Une : Sun Bai

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