On m’a dit : « Trouve ta passion. » J’ai dit : « Pour quoi faire ? »
Jour 4530 sans déclic miraculeux ni vocation dévorante. Mes coups de cœur du moment s’enchaînent, s’effacent, sans drame ni urgence… Et franchement, ça me va. Cette course à la passion, c’est du vent. J’ai choisi de lâcher l’affaire.
Il paraît qu’on a tous un feu intérieur. Le mien fait la sieste.
Le mot « passion » me colle à la peau depuis que je sais écrire mon prénom en attaché. À l’école, on nous demande ce qui nous fait vibrer. Au collège, on coche des cases sur des fiches d’orientation. Plus tard, en entretien RH, on nous interroge sur ce qui « nous anime vraiment ». Et partout, des TEDx aux vidéos YouTube contenant l’injonction « réinvente ta vie en cinq étapes », on croise des gens surexcités qui racontent comment leur fascination pour la pêche sous glace ou la poterie médiévale les a propulsés vers une « vie alignée ».
Il faudrait « trouver le truc ». L’activité qui te donne des papillons dans le ventre, te fait oublier de manger et te pousse à te lever à 6h du matin, sourire aux lèvres. Moi, ce truc-là… je ne l’ai jamais trouvé. Pourtant, j’ai cherché. J’ai rempli des carnets, suivi les signes de l’univers (un karaoké trop réussi sur du Céline Dion m’a fait croire à un appel de l’au-delà), testé des stages d’écriture, des cours de ukulélé. J’ai même répondu, très sérieusement, à la question : « Que ferais-tu si l’argent n’existait pas ? » Réponse du cœur : nourrir des biquettes, bronzer toute la journée, me gaver de papaye et peut-être apprendre à parler aux crabes. Mais rien.
Pas de révélation, pas de passion cachée. Juste une succession de lubies… et cette fichue culpabilité qui te colle à la peau, te souffle à l’oreille que tu es nulle, que tu as raté un truc et que tu es presque bête de ne pas avoir trouvé ta voie.
Vraie passion ou stratégie économique ?
Cette vision repose sur un modèle très occidental et productiviste dans lequel nos goûts ne sont plus seulement des sources de plaisir, mais des leviers d’action et idéalement, de performance. Il ne suffit plus d’aimer quelque chose. Il faut l’approfondir, le raconter et l’exploiter. Tu veux vivre de ta passion ? Très bien. Mais attention : c’est un vrai business. Très vite, tu te retrouves à acheter une formation « Libère ton potentiel créatif en six modules », à suivre un coaching de reconversion avec une dame vêtue de lin, à lire des livres aux titres flous mais puissants du type Réveille la lionne en toi. Tu pensais peindre des aquarelles ? Te voilà à créer ton logo, un tunnel de vente, et un post LinkedIn sur ta transformation intérieure.
Sur TikTok, Instagram ou YouTube, l’algorithme récompense la rentabilité : on ne cuisine plus, on fait du food content. On ne tricote plus, on lance un compte créatif. Le plaisir devient performance. Et la passion, une start-up qu’on doit faire grandir à tout prix. Tout le monde est créatif… à condition d’être aussi commercial.
Faire ce qu’on aime… jusqu’à l’overdose
Aujourd’hui, les recruteurs cherchent des passionnés. Des gens investis à fond, qui parlent de leur métier comme d’une vocation. À première vue, c’est flatteur. Mais dans les faits ? C’est souvent un piège. Parce que la passion, par définition, est un « attachement intense et irraisonné qui domine quelqu’un ». Franchement, qui voudrait se faire dominer par une activité ? Pas moi.
Notre société idéalise le travail-passion, sans rappeler qu’aimer ce qu’on fait n’empêche pas l’épuisement. Au contraire. Le burn-out passionnel existe bel et bien. Ce sont ces profs qui voulaient changer le monde et qui s’arrachent les cheveux à corriger des copies à minuit, ces free-lances créatifs qui ne dessinent plus que pour les clients (adieu plaisir), ces boulangers qui n’ont pas pris un vrai week-end depuis deux ans (bonjour les nuits blanches). Ce qui faisait battre le cœur devient routine, stress et injonction à produire. L’envie s’étiole. Et comme on a mis toute son identité là-dedans, la fatigue devient vertige : « Si je ne prends plus plaisir à ça… qui suis-je à présent ? »
Et si l’errance, c’était aussi une forme de cohérence ?
Pendant longtemps, j’ai cru qu’il fallait absolument trouver cette grande cause existentielle, pour avoir le droit de vivre pleinement. J’ai sauté d’une tocade à l’autre, dans l’espoir de tenir enfin quelque chose. Puis l’ennui revenait. Ou la comparaison. Ou la lassitude. J’ai fini par comprendre que ce n’était pas moi, le problème. C’était l’injonction à se définir par quelque chose de fixe, de rentable, de remarquable. Comme si aimer les choses à moitié ou à temps partiel était un échec. Et qu’il fallait être une virtuose de la moindre activité pour sortir du lot. Cette pression d’exceller, de devenir une référence… cela m’oppresse plus que ça ne m’inspire.
Désormais, je me laisse aller à être quelqu’un qui change souvent d’avis et à apprécier un élan de curiosité, un intérêt fugace, sans en faire un projet de vie. J’essaie même parfois de ne rien faire. De m’ennuyer un peu. Ça peut sonner comme une folie douce dans cette société de l’urgence généralisée, mais ce vide apporte des choses. Je me repose, et souvent, des envies mises de côté reviennent. Pas parce qu’un algorithme m’a bombardée de contenus ou qu’une pub m’a soufflé quoi faire, mais parce que j’ai laissé mon esprit respirer, vagabonder, et réfléchir vraiment à ce que j’aime.
Trouver la paix dans l’indéfini
Et si on arrêtait un peu avec le fameux : « C’est quoi ta passion ? » pour poser, je ne sais pas, des questions un peu plus… humaines ? Du genre : « Qu’est-ce qui te fait du bien en ce moment ? » ; ou : « Qu’est-ce qui t’apaise ? » ; ou même : « Qu’est-ce que tu n’as pas envie de faire aujourd’hui ? » Ça ouvrirait sûrement d’autres portes. D’autres récits plus sincères.
À ces questions, je répondrais que j’aime écouter des podcasts en cuisinant, marcher longtemps sans destination précise, parler pendant des heures sans chercher de réponses. J’aime les dimanches solitaires, ceux où l’on ne prévoit rien, et j’aime écrire non pas pour percer, mais simplement parce que certaines choses me traversent et méritent d’exister quelque part.
Croyez-le ou non, il y a une forme de paix dans le fait de ne pas chercher à se définir à tout prix. Ni par une seule passion ni par une étiquette fixe. On peut aimer mille choses à la fois… ou rien de particulier pour un temps. Et c’est aussi une manière d’exister pleinement.
Photo de Une : Unsplash / Art Institute of Chicago